Le territoire de l'actuel canton d'Aiguilles correspond à une très ancienne entité administrative et historique, celle de l'Escarton du Queyras.
1. La République des Escartons
Le 29 mai 1343, les communautés rurales du «Briançonnais» rachetèrent à Humbert II, le dernier des dauphins du Viennois, l'ensemble de leurs droits féodaux. Contre la somme de 12000 florins d'or et la promesse d'une rente annuelle et perpétuelle, le dauphin renonçait à tous ses droits. La « Grande Charte» de 1343 reconnaissait aux habitants de cette vaste région le droit de se réunir librement, d'élire toute sorte de représentants, de répartir et de lever eux-mêmes les impôts (escartonner signifie d'ailleurs répartir l'impôt). De plus, elle les exonérait de toutes les redevances auxquelles ils étaient soumis (sauf la gabelle sur les bêtes à laine) et leur reconnaissait la propriété des eaux, des forêts, des chemins et surtout des immenses pâturages d'altitude, qui étaient la source de revenus importants.
1. Le territoire de la fédération
Ce que l'on appelait alors Briançonnais ne se limitait pas aux abords immédiats de la ville de Briançon ni même aux vallées confluentes qui rejoignent en ce point la Durance. Le Briançonnais du Moyen Age était une vaste région qui s'étendait sur les deux versants des Alpes. Les châtellenies et les communautés qui les composaient avaient renforcé leurs liens tout au long du Moyen Age. Dans les années qui suivirent le rachat de leurs droits féodaux, elles s'organisèrent en une vaste fédération qui prit le nom de Grand Escarton du Briançonnais et qui regroupait cinq territoires indépendants : l'escarton de Briançon qui englobait la vallée de la Guisane et bientôt la Vallouise, l'escarton du Queyras correspondant au territoire de l' actuel canton d'Aiguilles et, sur le versant aujourd'hui piémontais, les escartons d'Oulx et Val Cluson à l'est du col de Montgenèvre et celui de Château-Dauphin au sud du col Agnel.
La charte de Liberté de 1343 a donné naissance à une société originale que les historiens du XIXe siècle se sont plu à nommer « la République des Escartons ».
Le fonctionnement de la fédération était simple. Chaque communauté, qui gardait une entière autonomie, envoyait ses représentants à l'assemblée d'escarton, qui en Queyras se tenait généralement à Ville-Vieille, et celle-ci des délégués à l'assemblée du "Grand Escarton" qui se réunissait à Briançon pour traiter des affaires communes et des rapports avec le pouvoir delphinal puis royal. Au niveau communal, l'assemblée des chefs de famille élisait ses consuls (équivalents du maire actuel) et ses officiers municipaux. Elle assurait la police, avait des pouvoirs judiciaires et répartissait les impôts entre les habitants en s'appuyant sur un cadastre. En Queyras, il s'agissait d'une véritable démocratie directe, comme l'a montré Nadine Vivier à propos de Saint-Véran pour le XVIIIe siècle. Dans ce village, tous les chefs de famille de plus de vingt ans participaient à l'élection annuelle des consuls. Pour être éligible, il suffisait de posséder une propriété cadastrée, quelle que soit sa taille. Or presque tous détenaient une parcelle de terre, même les journaliers, et, dans les faits, un très grand nombre de chefs de famille accédaient à la dignité consulaire. Entre 1750 et 1785, 30% des éligibles furent élus !
L'importance des terrains communaux était un autre facteur d'égalité entre les habitants des communautés queyrassines. Concédés progressivement par le dauphin au cours du XIIIe siècle, ce qui fut confirmé par la charte de 1343, ces terrains constitués de zones rocheuses, de prairies d'altitude, de bois ou des rives buissonneuses des torrents représentaient une superficie énorme, parfois supérieure à 80 % du territoire communal. Ils servaient essentiellement de pâturages sur lesquels chaque famille avait le droit de mener gratuitement un certain nombre de bêtes. Les Briançonnais, et tout particulièrement les Queyrassins, étaient très attachés à leurs communaux qui étaient soumis à une gestion rigoureuse et réussirent à les maintenir indivis malgré les pressions du pouvoir central.
Le Queyras, plus encore que les autres escartons qui laissèrent parfois le pouvoir royal s'immiscer dans leur gestion, réussit à conserver son autonomie et son système démocratique. Le Queyras n'a pas connu la hiérarchie des ordres d'Ancien Régime. L'ensemble des habitants était soumis à l'impôt ; la noblesse s'est rapidement fondue dans la population ; l'Eglise n'était représentée que par un bas-clergé souvent natif du pays se contentant de revenus modestes et d'une autorité purement morale. De la fin du Moyen Age à l'aube du XIXe siècle, la société queyrassine apparaît comme extrêmement égalitaire, homogène, soudée, véritablement solidaire des autres escartons face à l'affirmation du pouvoir royal. Cette structure sociale particulière se reflète aujourd'hui encore dans le patrimoine architectural et mobilier. La vallée ne compte pas d'autre château que Fort-Queyras, résidence du capitaine-châtelain nommé par le dauphin, puis le roi. L'habitat, la production artisanale sont les témoins d'une société où les différences de fortune restaient relativement faibles. Nadine Vivier a évalué qu'à Abriès, au XVIIIe siècle, les écarts de richesse n'excédaient pas une fourchette allant de 1 à 4.
A la Révolution, les communautés rurales du Briançonnais, fières de s'administrer elles-mêmes, refusèrent de rédiger des cahiers de doléances et tentèrent de sauvegarder leurs libertés. En vain. La loi de février 1800 supprima tout régime démocratique dans les municipalités.
Les communes queyrassines cherchèrent par toutes les astuces à tourner le suffrage censitaire, à lutter contre la nouvelle administration des Eaux et Forêts, à conserver indivis leurs terrains communaux. La Révolution marqua néanmoins la fin de ce régime politique original qui fut sans doute l'une des causes de la prospérité queyrassime.
2. Limites du Queyras historique
L'escarton du Queyras, dont les limites furent calquées sur celles de la châtellenie médiévale, ne formait, à l' intérieur de la fédération, qu'une seule entité administrative et fiscale. Il regroupait sept « universités », ou communautés, qui s'étaient développées dans le cadre des paroisses et qui ont donné naissance aux communes actuelles : Abriès, Aiguilles, Arvieux, Château-Ville-Vieille, Molines, Ristolas et Saint-Véran.
Depuis la création du Parc naturel régional du Queyras, il est devenu courant de considérer comme queyrassine la communauté de Ceillac, dont était originaire Philippe Lamour qui présida à la création du Parc. La situation géographique de Ceillac, dont l 'accès principal est commandé par la combe du Guil, son patrimoine qui s'apparente par bien des aspects à celui de Saint-Véran et Molines expliquent que cette commune ait pu être associée sans difficulté au Queyras et soit aujourd'hui devenue à juste titre queyrassine. Mais au Moyen Age et sous l'ancien régime, elle relevait de l'archevêque d 'Embrun et n'a jamais fait partie de la « République des Escartons ».
II. La haute vallée du Guil
Le territoire de l'escarton du Queyras correspondait à la haute vallée du Guil, ce cours d'eau torrentiel qui prend sa source sur les pentes orientales du Mont Viso et se jette dans la Durance à Montdauphin. On ne peut y pénétrer que par des cols très élevés ou par la vallée du Guil qui oblige à traverser, en amont de Guillestre, les gorges profondes dans lesquelles le torrent a creusé son lit. Ce passage, désigné comme "la combe du Guil", a longtemps terrifié les voyageurs. A. Fauché-Prunelle, dans son Voyage dans quelques vallées du Briançonnais ... paru en 1842, se fait l'écho de bien d'autres récits de voyageurs lorsqu'il décrit "l'étroit et difficile défilé de la gorge étranglée, au travers de laquelle le Guil s'échappe en bouillonnant et se précipite par des milliers de cascades successives qui, quoique ensevelies dans les grandes profondeurs des ravins, murmurent et retentissent cependant assez haut et avec assez de force pour épouvanter le voyageur qui gravit péniblement les sentiers raides et escarpés qui conduisent à cette vallée en quelque sorte emprisonnée dans les Alpes".
Mais après avoir traversé ce défilé hostile, une fois atteint le pas de l'Ange Gardien, le paysage change totalement. Modelée par l'érosion glaciaire, la vallée du haut Guil, comme celle de ses affluents, offre au regard des pentes douces, des replats ensoleillés, des terrains fertiles qui sont, malgré l'altitude, propices à la culture et à l'implantation humaine. Pour profiter de ces atouts, les hommes n'ont pas hésité à s'installer à des altitudes très élevées dont on ne trouve l'équivalent, dans le département, que dans la commune de La Grave. Saint-Véran, dont le clocher de l'église culmine à 2040 mètres, est réputé être le plus haut village permanent d'Europe ; les hameaux de Molines s'étagent entre 1750 et 1980 mètres, ceux d'Arvieux entre 1600 et 1750.
Comme l'a bien montré Anne-Marie Granet-Abisset, l'altitude élevée et les difficultés d'accès de cette région ont contribué à en forger une image assez négative : celle d'un pays dur et fermé, d'une vallée pauvre voire misérable dont la population n'a pu subsister qu'au prix d'un labeur harassant, de conditions de vie archaïques comme la cohabitation avec le bétail, et d'une expatriation saisonnière. Les doléances des habitants à chaque révision de feux comme les statistiques agricoles corroborent ce jugement qui n'est pas sans fondement. Mais il faut apporter quelques nuances à l'image d'Epinal du rude montagnard.
1. Les activités agro-pastorales
Il est vrai que l'agriculture était de faible rapport. Les propriétés, exploitées depuis le Moyen Age en faire-valoir direct, étaient petites et morcelées. Les cultures, essentiellement le seigle qui était semé à plus de 2000 mètres, quelques céréales de printemps, les pommes de terre à partir du XVIIIe siècle et le produit des jardins potagers, avaient à souffrir de l'altitude, de la courte saison végétative et des gelées tardives. Mais cette agriculture de subsistance, de faible rendement, n'était pas la principale source de revenus. Du Moyen Age jusqu'au milieu du XXe siècle, la grande affaire fut l'élevage qui était pratiqué comme une activité commerciale autant qu'agricole. La plus grande partie du bétail qui envahissait l'été les pâturages d'altitude était achetée aux foires de printemps de Briançon ou de Guillestre, engraissé dans les alpages et revendu aux foires d'automne. Ce commerce était la source de profits importants. Certains propriétaires, surtout à Abriès et Ristolas, pratiquaient également la transhumance inverse avec le Piémont, qui est attestée du Moyen Age au milieu du XIXe siècle quel que soit le tracé des frontières politiques. Enfin l'embouche des chevaux et des mulets achetés en Poitou ou en Languedoc était également, sous l'ancien régime, une spécialité de la région. L'hiver, ne restait à l'étable qu'un petit nombre de bêtes dont les produits étaient encore source de revenus. Le travail des peaux et de la laine est resté une activité domestique d'appoint, mais le commerce du beurre et du fromage avait beaucoup d'ampleur.
Au tout début du XIXe siècle, chaque semaine, la caravane muletière des "beurriers" passait les gorges du Guil pour aller vendre à Guillestre et dans I'Embrunais les beurres et les fromages du Queyras. La construction de la route carrossable, à partir de 1837, puis plus tard les facilités offertes par la voie ferrée, les camions et la pasteurisation ont permis une modernisation de la production. En 1840, une fabrique de fromage de Roquefort fut créée à Aiguilles ; en 1848 les éleveurs queyrassins firent appel à des fromagers du pays de Gex qui vinrent leur dispenser leur savoir-faire et contribuèrent à la création du "bleu du Queyras". Le mouvement coopératif se développa rapidement. En 1882, il existait 38 fruitières dans le Queyras, alors que le Briançonnais n'en comptait que 17 et que le mouvement débutait à peine en Savoie. Au tournant du siècle les fruitières qui périclitaient furent absorbées par la Laiterie Gravier de Briançon, qui en 1907 fabriquait et exportait les trois-quarts du beurre du Queyras, puis au XXe siècle par Nestlé.
Cette rapide évocation de l'élevage permet de nuancer le tableau simpliste que l'on se fait trop souvent de l'économie traditionnelle de cette haute vallée : nous ne voyons pas là un pays pauvre, replié sur lui-même et utilisant des techniques archaïques, mais au contraire une région entreprenante, vivant dans une relative aisance, en contact constant avec l'extérieur et réellement intégrée aux circuits économiques.
2. Un pays fermé ?
Le Queyras a souvent été décrit comme un pays fermé, un "bout du monde". Et, en effet, la difficulté d'accès et le cloisonnement du pays justifient cette assertion du point de vue géographique. Raoul Blanchard décrivait le Queyras comme "une unité strictement close", A. Fauché-Prunelle, déjà cité, comme "une vallée en quelque sorte emprisonnée dans les Alpes". Le Queyras a-t-il pour autant vécu en vase clos ? Les enquêtes des ethnologues, dans la première moitié du XXe siècle, ont contribué à forger l'image d'une société à part, d'un conservatoire de formes et de modes de vie archaïques. L'intérêt pour la sculpture queyrassine et pour les demeures de Saint-Véran où, au milieu du XXe siècle, quelques familles vivaient encore à l'étable, a souvent donné lieu à la description d'un monde resté à l'écart de toute influence. Pourtant, si la permanence d'un mode de vie et l'attachement à un certain nombre de valeurs et de traditions ont fait la réputation de cette région et font aujourd'hui encore son charme, il serait abusif de réduire le Queyras à cette image stéréotypée. Ce qui a été dit de l'élevage montre au contraire à quel point la population de cette région était mobile et entreprenante.
Il ne faut pas oublier que le Queyras n'est devenu zone frontalière qu'en 1713. Avant la cession au duc de Savoie des trois escartons d'Outre-Mont, le Queyras participait à la prospérité d'un grand Briançonnais à cheval sur les deux versants des Alpes, qui commandait par le col de Montgenèvre l'une des routes privilégiées vers l'Italie. Au Moyen Age et sous l'Ancien Régime, les seuls chemins muletiers qui reliaient alors le Queyras au monde extérieur n'étaient pas exceptionnels. Le col de l'Izoard, qui donne sur Briançon et le Montgenèvre, le col Agnel, sur Château-Dauphin, ou le col Fromage qui fait communiquer le Queyras et I'Embrunais étaient fort fréquentés. Au XVe siècle, le marquis de Saluces avait même fait creuser sous le col de la Traversette, à 2915 mètres d'altitude, un tunnel de 75 mètres de longueur destiné à faciliter le commerce du sel entre le marquisat et le Dauphiné. Connu sous le nom de"pertuis du Viso", ce tunnel extraordinaire qui porte à l'une de ses extrémités la date 1480 a été redécouvert par les alpinistes du XIXe siècle.
La création des routes actuelles, qui peuvent encore paraître bien périlleuses, est récente. Le trajet de Montdauphin à Abriès n'est devenu carrossable qu'en 1849, les chemins menant à Arvieux, Molines et Saint-Véran seulement quatre ans plus tard et la route stratégique du col de l'Izoard, qui traverse les beaux paysages de la Casse déserte, ne fut achevée qu'en 1894.
L'absence de réseau routier a pu décourager les visiteurs extérieurs. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, le Queyras n'est pas mentionné dans les récits de voyage alpestres. Du XVIe au XVIIIe siècle, les militaires furent les seuls à contribuer à la connaissance de cette région stratégique. Il fallut attendre la visite des pasteurs anglo-saxons, à la découverte de leurs coreligionnaires des vallées "vaudoises", pour faire connaître le Queyras à un plus large public. Mais le mauvais chemin de la Combe n'a jamais empêché les Queyrassins de courir le monde. Les déplacements nécessités par le commerce du bétail n'étaient pas les seuls. Comme beaucoup d'autres régions de montagne, le Queyras connaissait une émigration hivernale que l'on a longtemps considérée comme la conséquence de la misère : la montagne ne pouvait pas faire vivre toute sa population et, pendant la mauvaise saison, rejetait vers les plaines une partie des bouches à nourrir. On y associait des petits métiers proches de la mendicité et du vagabondage, comme le gavot joueur de vielle, le montreur de marmotte ou le petit ramoneur. Mais l'enquête récente d'Anne-Marie Granet-Abisset pour le Queyras rejoint les conclusions d'autres études menées sur ce thème dans la zone alpine et invite à interpréter ce phénomène de façon plus positive.
3. L' émigration
Sans nier la nécessité de l'émigration saisonnière pour ces vallées très peuplées où neuf mois d'hiver limitaient les activités, il faut aujourd'hui apporter quelques nuances et ne pas amalgamer des entreprises très différentes. Au cours du temps les destinations ont changé, les métiers pratiqués aussi. Au XVIIe siècle, les textes font état d'activités de maigre rapport comme le peignage du chanvre en Piémont, le colportage en mercerie vers les plaines ou les travaux agricoles saisonniers. Au XVIIIe siècle certains de ces petits métiers se sont maintenus. En 1783, le curé Albert, auteur de l'Histoire du diocèse d'Embrun, évoquait ainsi les migrations des habitants d'Aiguilles : "la plupart des hommes vont gagner leur vie ailleurs pendant l'hiver en exerçant différentes sortes de métiers ; les uns raccommodent des soufflets et des parapluies, les autres aiguisent les couteaux et les ciseaux". Mais déjà il affirmait : "certains ont fait des fortunes considérables dans le commerce". Car au XVIIIe siècle, les destinations se sont faites plus lointaines, en particulier vers l'Espagne, mais aussi la Russie, la Turquie, et les activités plus variées. Parallèlement à l'émigration strictement saisonnière du type colportage, se sont développées toutes sortes d'entreprises commerciales avec retour fréquent au pays, tous les deux ou trois ans et une émigration qu'Anne-Marie Granet-Abisset qualifie "de type viager", avec retour au pays à la retraite.
Au XIXe siècle les destinations sont multiples : Marseille, la côte méditerranéenne, Lyon et Paris où les Queyrassins valorisent leur savoir-faire d'éleveur dans le commerce du lait, du beurre et des fromages ; mais aussi l'Italie, l'Algérie et surtout l'Amérique du Sud où certains ont réalisé de vraies fortunes dans le commerce de la confection, de la bonneterie ou des "articles de Paris".
On peut donc difficilement qualifier de fermé un pays dont une partie de la population voyage à travers le monde, et qui entretient avec ceux de ses membres qui sont loin des liens épistolaires et économiques étroits. Même les émigrés définitivement installés ailleurs continuent à s'intéresser à leur pays d'origine et par leurs conseils, leurs capitaux et leur vision du monde à contribuer à son destin. Les tentatives d'industrialisation et le développement touristique de la fin du XIXe siècle, la création des grands hôtels par exemple, doivent beaucoup à ces Queyrassins de l'extérieur.
III. Histoire : les grandes lignes de l'évolution
"Le Queyras est le type même de la haute montagne habitée" pouvait écrire Raoul Blanchard. Mais seuls les derniers siècles de cette occupation sans doute fort ancienne nous sont un peu connus. Pour les périodes antérieures au Moyen Age, de rares vestiges archéologiques témoignent d'une présence humaine dont nous ne savons à peu près rien. Des fouilles récentes ont montré que la mine de cuivre de Saint-Véran, située à 2500 mètres d'altitude, était exploitée environ 1500 ans avant notre ère, jusqu'à 80 m de profondeur. La découverte, en surface, de fours de traitement du minerai atteste une véritable activité métallurgique dès l'époque du bronze moyen. Sous l'occupation romaine, la vie du peuple des Quariates, auquel font allusion les fragments d'inscription funéraire remployés dans la chapelle Sainte-Marie-Madeleine des Escoyères, nous est à peu près inconnue. De rares trouvailles (l'inscription latine de Peynin, quelques monnaies) montrent que la vallée était alors habitée.
1. Le Moyen Age
Au cours du Moyen Age se mirent progressivement en place les paroisses et les habitats qui perdurèrent jusqu'au XIXe siècle. Au début du XIVe siècle, la presque totalité des villages habités en 1800 existaient déjà. Si l'on sait peu de choses des périodes antérieures, le XIIIe siècle apparaît pour l'ensemble du Briançonnais comme extrêmement prospère. L'installation de la papauté en Avignon a décuplé l'importance des foires de Briançon où s'échangeaient bestiaux et produits locaux, mais qui étaient aussi le lieu d'un véritable commerce international. La ville put alors tirer parti de sa situation au pied du col de Montgenèvre, sur l'une des voies les plus aisées entre le Piémont à l'est, la Provence et le Comtat Venaissin au sud, le Dauphiné, Grenoble et Lyon à l'ouest. La proximité de la Savoie étrangère au nord était un atout supplémentaire.
La châtellenie du Queyras bénéficiait de ce contexte régional. Au XIIIe siècle et au début du XIVe siècle, elle apparaît comme fort prospère et extrêmement peuplée pour une région de haute montagne. La révision des feux de 1339 donne pour l'ensemble de la vallée un total de 1200 familles ce qui pouvait représenter environ 5000 personnes.
La grande dépression de la fin du Moyen Age mit fin à cette prospérité. Dans le cas du Queyras il faut moins invoquer les opérations militaires de la guerre de cent ans qui n'atteignirent pas la vallée, que le cortège de famines et d'épidémies qui l'accompagnèrent. La grande peste de 1348 provoqua la mort de plus d'un tiers de la population et fut suivie de nombreux départs. La Provence et le Piémont, jadis principaux clients des éleveurs du Briançonnais, furent encore plus durement atteints par la crise. Les échanges commerciaux qui faisaient la prospérité de la région s'effondrèrent et de nombreux habitants, attirés par les vides laissés par les grandes épidémies, partirent s'installer dans les plaines. Les révisions de feux témoignent, tout au long du XVe siècle, d'un exode massif qui annihila tout redressement démographique. En 1474, le Queyras ne comptait encore que 580 foyers, à peine la moitié de sa population de 1339. La grande dépression de la fin du Moyen Age semble avoir fait table rase de la prospérité du XIIIe siècle. Eglises, habitats, objets du culte ou de la vie quotidienne, rien apparemment ne nous est parvenu de cette période que les textes présentent comme prospère, industrieuse et fort peuplée. Au milieu du XVe siècle, tout était à reconstruire.
A partir de 1450, s'amorça une reprise qui dura jusque vers 1550. Sous l'impulsion de l'archevêque d'Embrun, Jean Baile, la région fut soumise, comme l'ensemble du diocèse, à une vaste opération de restructuration des paroisses et de reconstruction des églises. Ainsi furent créées la paroisse de Ville-Vieille, détachée en 1475 de celle de Château, et celle du Veyer détachée de celle d'Eygliers, afin de mieux faire coïncider la géographie ecclésiastique et la nouvelle répartition de la population. Les églises paroissiales furent rebâties ; de nombreuses chapelles autorisées dans les hameaux. Cette reconstruction religieuse se doubla d'une reconstruction civile, dont il ne subsiste plus aujourd'hui que de rares vestiges comme les trois maisons à fenêtres géminées de Molines.
2. XVIe-XVIIe siècles : les guerres de religion
Dans la deuxième moitié du XVIe siècle, la doctrine calviniste fut prêchée à Molines puis dans l'ensemble de la vallée. De nombreux Queyrassins y adhérèrent. Les Alpes du Sud étaient alors le théâtre d'opérations militaires entre les catholiques et les protestants dirigés par Lesdiguières et, pendant une vingtaine d'années, les luttes violentes entre factions rivales s'ajoutèrent aux grands mouvements de troupe. En 1574, les armées protestantes envahirent le Queyras ; les églises furent brûlées ; leurs ornements et leurs biens vendus ; le clergé décimé et la population obligée de se convertir. Le culte catholique fut interdit. Les années suivantes les luttes entre catholiques et huguenots soutenus par leurs coreligionnaires des vallées piémontaises, les barbets ou vallarins, se poursuivirent. Il fallut attendre l'extrême fin du XVIe siècle pour voir le calme revenir. L'édit du 29 septembre 1597 rétablit les curés dans leurs droits et leurs biens et, l'année suivante, l'Edit de Nantes autorisait l'exercice du culte calviniste et règlementait ses rapports avec le pouvoir.
Dans le Queyras, le protestantisme s'organisa. Trois églises protestantes, qui relevaient du colloque de l'Embrunais, furent créées à Abriès, Arvieux et Molines et comptèrent bientôt de nombreuses annexes comme celles de Pierregrosse, Fontgillarde et Saint-Véran. Des temples y furent construits ainsi qu'à Aiguilles. Le calvinisme prit beaucoup d'ampleur. Les protestants étaient en majorité à Abriès, Arvieux, Molines et Saint-Véran. Selon l'abbé Berge, en 1600 tous les consuls de la vallée étaient protestants et constamment en procès avec le capitaine-châtelain de Fort-Queyras, représentant le pouvoir royal et catholique. Pourtant, sous l'Edit de Nantes, bon gré mal gré, protestants et catholiques apprirent à coexister. Ce répit permit une première restauration des lieux de culte catholiques qui ne progressa que lentement car elle fut entravée par les querelles internes, les guerres du XVIIe siècle et le marasme économique.
En effet, malgré l'accalmie des conflits religieux, le XVIIe siècle semble assez morose. Les famines et les épidémies, comme la peste de 1630, expliquent une démographie stagnante. Les passages de troupes, lors de la guerre de trente ans(1618-1648), puis de la guerre de succession d'Espagne (1703 -171 3) gênèrent le trafic commercial et la reprise économique. D'une part la population avait à subir les pillages, les contributions obligatoires et les exactions en tout genre des troupes étrangères : le seul village de Valpréveyre subit trois incursions des Vallarins entre 1691 et 1692 ; la plupart des hameaux dépendant d'Abriès et Ristolas furent pillés et incendiés. D'autre part les communautés furent obligées de s'endetter lourdement pour faire face au logement des gens de guerre, aux frais d'étape et aux fournitures qu'exigeaient les soldats du roi.
La révocation de l’Édit de Nantes qui, en 1685, interdit l'exercice du culte calviniste, ajouta aux difficultés locales. Les temples furent détruits, les récalcitrants poursuivis, et plusieurs centaines de Queyrassins décidèrent de fuir leur vallée natale pour s'installer en Suisse ou en Allemagne. Dans une conjoncture déjà difficile, le départ de ces familles souvent entreprenantes fut un frein supplémentaire au redressement.A la fin du XVIIe, la situation du Queyras était peu brillante. La révision des feux de1699 en dresse un tableau très noir. D'après ce document à caractère fiscal, l'économie est exsangue, les communautés lourdement endettées, la population peu nombreuse. En quelques décennies, Molines serait passée de 210 feux à 130, "y compris beaucoup de veuves et d'orphelins". Dans la commune d'Abriès, "plus de 600 habitants sont morts de misère ; des familles entières quittent le Queyras".
Pourtant le patrimoine du XVIIe siècle qui est parvenu jusqu'à nous invite à nuancer cette vision qui, sans être fausse, est peut-être un peu trop pessimiste. Malgré leur endettement et leurs difficultés, les communautés furent capables de reconstruire et de décorer leurs églises et une partie des chapelles de hameaux. Les dates du XVIIe ne sont pas rares sur les maisons, les meubles ou les objets domestiques. Malgré les difficultés, la vie semble s'être maintenue normalement dans la vallée.*
3. Le redressement du XVIIIe siècle
En 1713, le traité d'Utrecht qui mettait fin à la guerre de succession d'Espagne céda au duc de Savoie les trente-deux communautés qui composaient les escartons d'Oulx, Val-Cluson et Château-Dauphin. Ce fut la fin du grand Briançonnais, qui, depuis le Moyen Age, avait fondé sa prospérité sur son rôle de carrefour. Briançon devint un cul-de-sac, le Queyras une zone frontalière et les trafics ancestraux sur le col de Montgenèvre furent détournés au profit du Mont-Cenis.
Au XVIIIe siècle, le Briançonnais a donc perdu son rôle international. Pourtant cette période est loin d'apparaître sous un jour sombre. Entre 1700 et 1730, la croissance démographique fut importante et se poursuivit à un rythme plus lent jusqu'au XIXe siècle. Malgré une émigration continue, la population du Queyras passa en un siècle de 5000 à 7000 habitants. Seuls les bourgs d'Aiguilles et d'Abriès qui connaissaient une forte émigration de commerçants restèrent stationnaires. Cet essor démographique se traduisit par la construction de nouvelles demeures (les dates du XVIIIe siècle sont fort nombreuses sur les maisons d'Arvieux, Molines ou Saint-Véran) et par la fabrication de nombreux meubles dont beaucoup sont encore conservés.
Dans le domaine religieux, la reconstruction du XVIIe siècle se consolida et s'épanouit. Les églises paroissiales déjà restaurées furent transformées et embellies ; les chapelles des hameaux encore en ruines depuis les troubles religieux furent reconstruites ; de nouvelles furent fondées, comme Saint-Roch et Saint-Romuald aux Escoyères. L'impression générale qui se dégage du patrimoine du XVIIIe siècle est celle d'une croissance dynamique et d'une véritable aisance.
4. Le XIXe siècle
Au XIXe siècle, malgré les troubles de la Révolution, la perte pour la vallée de ses "privilèges" et de son système démocratique, et l'ingérence des Eaux et Forêts dans la gestion des communaux, la croissance se poursuivit. La vallée atteignit 7500 habitants en 1826, chiffre optimum bientôt stagnant, en raison des départs définitifs de plus en plus fréquents. L'équilibre économique restait précaire ; nombreux furent les Queyrassins à aller chercher fortune dans les grandes villes des environs, en Amérique du Sud, et, dans une moindre mesure en Algérie. L'exode rural, ici particulièrement précoce, s'amplifia dans la deuxième moitié du XIXe siècle après la création de la route de Guillestre à Ristolas et toucha particulièrement les bourgs de la vallée du Guil. A Abriès, de nombreux hameaux jusque là habités en permanence, comme Valpréveyre, Pra-Roubaud, Le Tirail ou La Montette, devinrent des villages saisonniers utilisés comme sites d'estive. Leurs habitants s'installèrent au chef-lieu, parfois avant un départ définitif.
Dans un premier temps, cette émigration n'apparaît pas comme un phénomène négatif. Elle n'est pas exempte d'enrichissement et de modernisation, ce dont témoignent les demeures, les édifices publics et les églises et chapelles reconstruites à cette époque. Les gros bourgs du fond de vallée furent profondément transformés : les activités induites par la construction de la nouvelle route (auberges, relais de poste, ateliers de charrons...), les résidences secondaires des émigrés qui voulaient garder un pied-à-terre dans leur vallée natale et la naissance du tourisme ont profondément modifié l'aspect de ces villages. L'installation d'une garnison à Château-Queyras et la reconstruction du village d'Aiguilles après les incendies de 1886 et 1887 ont également contribué à modifier le paysage bâti. A Abriès, Aiguilles, Ville-Vieille et Château-Queyras se diffusent des modes architecturales citadines qui n'ont plus rien à voir avec l'habitat traditionnel et des formes d'urbanisme qui ne s'apparentent plus à l'organisation traditionnelle des villages queyrassins.
- Depuis 1918
Malgré quelques tentatives d'industrialisation, malgré l'aide extérieure des émigrés, la vallée connaît après 1918 un véritable déclin. 210 hommes sont morts à la guerre ; cette ponction énorme est suivie de nombreux départs qui finissent par déséquilibrer la pyramide des âges. La population vieillit ; l'agriculture s'effondre ; la céréaliculture recule pour disparaître dans les années 1950. Les habitants sont désormais trop peu nombreux pour exploiter les vastes communaux dont une partie est louée. Les villages saisonniers tombent peu à peu en ruines. Curieusement, c'est au moment où l'intérêt pour le Queyras va grandissant que tout le système économique et social sur lequel est fondé sa culture s'effondre. Les communes de la vallée du Guil sont particulièrement touchées par ces transformations. Les vallées secondaires d'Arvieux, au nord, et de Molines et Saint-Véran, au sud, ont maintenu plus longtemps leur population, leur agriculture et leur mode de vie traditionnel.
La dernière guerre mondiale a parachevé la transformation radicale des villages de la vallée du Guil. En 1945, Ristolas, L'Adroit d'Abriès, La Monta et Le Roux furent détruits par les bombes incendiaires de l'armée d'occupation. Emporté peu après par une avalanche, Je hameau de l'Echalp ne fut pas reconstruit.
Dans les décennies suivantes, le déclin se poursuivit. En 1968, l'ensemble du canton d'Aiguilles ne comptait plus que 1674 habitants.
Depuis, les activités induites par la fréquentation touristique ont permis un léger redressement démographique, mais, parallèlement, ont accéléré la transformation du patrimoine. Aujourd'hui la plupart des actifs vivent du tourisme ou pratiquent une double activité.
Photographe au service régional de l'Inventaire de Provence-Alpes-Côte d'Azur de 1968 à 2005.