Historique, topographie et typologie générale
La boulangerie de l’arsenal ne faisait pas partie du projet initial de Vauban. Au commencement de la réalisation de ce grand projet, il existait une boulangerie de la marine sur le quai entre l’arsenal et la ville. Incendiée en 1695 1, elle est remplacée par un projet de nouvelle boulangerie dû à Antoine Niquet, directeur des fortifications de Provence, comportant deux larges ailes de fours indépendantes, à deux salles parallèles chacune encadrant les fours. Ces ailes sont disposées en chevron, la pointe du chevron étant occupée par un bâtiment isolé de plan grossièrement triangulaire affecté aux magasins. L’ensemble devait compter 26 fours et des soutes ayant la capacité de conserver huit à dix mille quintaux de biscuits de mer.
Le plan en chevron était justifié par l’insertion de ces bâtiments, hors les murs de l’arsenal (en prévention des risques d’incendie), à l’abri dans une demi-lune projetée à l’ouest de la nouvelle enceinte (front 11-12). Dans son addition de 1701 à son projet général, Vauban déplore ce choix, fait par Antoine Niquet, de construire la nouvelle boulangerie de l’Arsenal sur l’emplacement d’une des demi-lunes dont il demandait la construction depuis 1693. S’il ne conteste pas la qualité d’exécution du bâtiment, non plus que son plan en chevron bien adapté au plan interne de la demi-lune en attente de réalisation, les avantages de cette position isolée, pour un bâtiment sujet à des risques d’incendie, lui échappent, tandis qu’il s’inquiète de l’inconvénient d’occuper un dehors par un bâtiment important, d’une hauteur murale qui lui procure un commandement sur la darse et sur l’Arsenal : « On l’a bastie hors de la ville et dans une demi-lune ce qui est très mal car la regle generalle veut que ces dehors soient vuides et solitaires notamment celles qui sont exposées aux attaques comme est celle cy ».
Seule l’aile gauche avait été construite de 1698 à 1700, elle contenait six fours doubles (chacune des deux salles parallèles desservant six bouches des fours disposés au centre de l’aile, ceux desservis par la salle droite étant au-dessus de ceux desservis par la salle gauche). Cette aile était parallèle à la face gauche de la demi-lune qui, elle, ne fut jamais réalisée telle que prévue, et prit finalement la forme d’une simple place d’armes du chemin couvert.
En 1701, le magasin à la pointe du plan en chevron, est construit, bâtiment à trois niveaux de greniers à blé et farine, formant deux courtes ailes convergentes, à la rencontre desquelles l’angle saillant est abattu en pan coupé, l’angle rentrant ayant un pan coupé plus petit, dans lequel est ménagée la porte, donnant sur une cage d’escalier incorporée, à deux volées convergentes.
Le plan d’état des lieux dressé par Antoine Niquet en novembre 1707, montre que la boulangerie est complète de ses deux ailes de fours de plan en chevron. Cependant, seul le rez-de-chaussée de l’aile droite est réalisé, et semble-il incomplètement, non fonctionnel pour l’économie des fours.
Dans les années 1750, Jean-Joseph Verguin, ingénieur des bâtiments civils de la marine chargé de la direction des travaux d’architecture de l’arsenal depuis 1745, programme l’achèvement de l’aile droite des fours, mais la réalisation en est différée près de vingt ans, et, en 1772, ce projet est devenu une reconstruction intégrale de l’aile droite dont l’état réalisé comportait « des fours commencés qu’on a été obligé d’abandonner par défaut de proportions dans le principe de cet établissement » 2. Il est difficile d’établir si ces fours abandonnés dataient de 1707, ou étaient d’une construction plus récente amorcée sur de mauvais principes. La nouvelle aile projetée, à deux étages et dotée de huit fours simples, réalisée à la suite dans la décennie 1770, assurait l’augmentation effective des capacités de production et de stockage de la boulangerie. Comme dans l’aile gauche, le premier étage est affecté aux soutes à biscuit, et le second aux greniers à farines. La construction n’est achevée qu’en 1785.
Plan des bâtiments de la boulangerie. 1772. Toulon 1772. Pour servir au projet de la boulangerie. [Elévation et coupe] 1772
Dans l’intervalle, le projet général du directeur des fortifications de Provence François Milet de Monville, en 1764, proposait à nouveau la construction d’une véritable demi-lune autour de la boulangerie, selon un programme qui n’aboutit pas plus que les précédents. Il reprenait les principes du projet de Niquet, mais en augmentant les dimensions de l’ouvrage au dépens de la largeur de son fossé ; cette aire intérieure théoriquement augmentée lui permettait de proposer de nouveaux magasins aux vivres entre les façades extérieures de la boulangerie et les parapets des faces de l’ouvrage projeté.
Dans le texte de l’atlas militaire de Toulon établi en 1775 par Charles-François-Marie d’Aumale, le nouveau directeur des fortifications de Provence, celui-ci, à l’instar de Vauban, juge que le front ouest sur le Marais, n’a « nulle valeur et bien moins depuis que le Roy a permis que soit bâtie en avant une boulangerie dont les bâtiments s’étendent chaque année pour augmentations de fours… » 3. Il ne voit pas autre chose à faire pour garantir ce front des entreprises de l’ennemi qui pourrait s’établir dans les bâtiments de la boulangerie, que de faire, autour de cette boulangerie, à la place de l’épi ou place d’armes du chemin couvert, la « belle et grande demi-lune » projetée de longue date, qui couvrirait entièrement la courtine 11-12. D’après le plan général du même atlas, la reconstruction de l’aile droite de la boulangerie n’est encore réalisée qu’à moitié (partie ouest) en 1775.
Le mémoire que l’atlas consacre à la boulangerie précise que ses bâtiments contiennent seize fours, à savoir les douze fours (six travées de deux fours superposés) de l’aile gauche, et les quatre fours alors réalisés (sur huit en tout) de l’aile droite en construction. Ces seize fours « peuvent cuire chacun trois cent quatre vingt dix livres de pain par fournée et en faire huit en vingt quatre heures, ce qui (…) doit en produire des seize (…) quarante neuf mille neuf cent vingt livres. (Ils) peuvent faire chacun dix fournées de biscuit en 24 heures au lieu de pain, ce qui reviendra (…) pour les seize fours, à cent soixante seize quintaux ». Le texte précise en outre que « les greniers de cette boulangerie contiennent à peu près trois mille quintaux de farine et autant de bled »
En 1791, on constate l’abandon définitif de l’idée de constituer une véritable demi-lune, supposant des faces isolées par un fossé, autour de la boulangerie.
La partie du fossé ouest du corps de place passant à la gorge de la boulangerie était entièrement inondée, et faisait transition avec les parties du front de terre se développant plus au nord, à sec (avec une simple cunette) ; cette partie servait de bassin d’immersion des bois d’œuvre de la marine.
A partir de 1843, les travaux de creusement de la nouvelle darse de Castigneau, à partir des fossés inondés du front ouest de l’enceinte de la darse Vauban, entraînent la destruction de l’ancien chemin couvert de l’enceinte Vauban, mais en conservant la boulangerie, désormais déconnectée de tout dehors défensif, et toujours isolée vers l’est par un prolongement de la darse, pérennisant le fossé inondé antérieurement nommé « canal de la boulangerie »..
Les bâtiments de la boulangerie sont réutilisés au XXe siècle comme ateliers de garniture et de voilerie, et demeurent inchangés jusqu’aux bombardements alliés de 1944, qui détruisent l’aile gauche, le bâtiment des greniers et ruinent l’aile droite. De celle-ci n’est par la suite conservé que le rez-de-chaussée voûté avec les fours, amputé de quelques travées.
Analyse architecturale
L’aile droite des cuisines, seule encore en partie conservée, est implantée strictement est-ouest sur son grand axe. Dans son état complet, elle comportait deux étages couverts d’un toit à deux longs pans et croupes, au-dessus du rez-de-chaussée voûté dévolu aux fours, seul conservé aujourd’hui avec sept seulement des dix travées que comptaient ses deux façades latérales. Restes de la façade sur cour de l'aile droite et coupe transversale sur la dernière travée arrachée à l'est .
Conçue à peu près sur le même modèle que l’aile gauche de 1698-1700, mais avec une travée de plus la rallongeant légèrement vers l’est, cette aile droite (nord) se terminait à l’est, comme son modèle, non par un simple mur pignon, mais par deux pans de murs réunis par un angle saillant obtus, chacun de ces deux murs formant une petite façade de trois travées de fenêtres (selon une disposition symétrique qui n’avait pas son équivalent à l’extrémité de l’aile gauche faisant pendant). Le volume interne de cette extrémité de plan triangulaire (augmenté de la dernière travée droite de l’aile) incorporait une spacieuse cage d’escalier desservant les étages, et un vestibule ou, aux étages, étaient disposés les blutoirs ; ce volume était séparé par un mur de refend du reste de l’aile, occupé par les fours encadrés de deux salles longitudinales asymétriques, et, au-dessus, par les greniers des étages. A l’autre extrémité, autrement dit à l’ouest, l’aile se terminait plus ordinairement par un mur pignon, mais là aussi, la dernière travée formait un corridor transversal avec escalier secondaire, séparé du reste de l’aile par un mur de refend. Les portes d’entrée du bâtiment étaient ménagées dans les travées extrêmes de la façade sur cour, la première, à gauche, donnant dans le corridor, la dixième, à droite, donnant dans le vestibule triangulaire.
A l’état actuel du rez-de-chaussée du bâtiment manquent ces deux extrémités : d’une part, à l’ouest, la première travée de corridor, le mur de refend terminant aujourd’hui le bâtiment de ce côté, d’autre part l’ensemble du vestibule triangulaire, avec la dixième travée, sa démolition s’étant étendue à celle du mur de refend et, aussi de la neuvième travée, dont subsiste en partie la fenêtre nord. Il ne reste donc du bâtiment que sept des huit fours, encadrés des deux salles voûtées asymétriques, le tout amputé d’une travée à l’est, en sorte que ces salles sont vues en « écorché » ou en coupe de ce côté. Au-dessus des fours règne un corridor voûté longitudinal entre les voûtes respectives des deux salles, qui existe encore, muré à ses deux extrémités.
On observe d’emblée que l’état réalisé de ces volumes voûtés n’est pas vraiment conforme au dessin du projet signé par Verguin en janvier 1772 , date à laquelle la nouvelle construction n’était commencée que pour quatre des « nouveaux fours » remplaçant les anciens à démolir et pour le soubassement des façades. La coupe de 1772 donne une vision inversée de la réalité actuelle, dans laquelle la plus large des deux « salles », celle desservant la bouche des fours, est indiquée au nord, alors que dans la réalité, cette salle est au sud, ses fenêtres donnant sur ce qui fut la cour de la boulangerie. Cette anomalie doit pouvoir s’expliquer par une erreur (inversion) d’orientation du dessin en coupe de Verguin, car il est invraisemblable que l’implantation des fours et de la façade sur cour, tributaires des substruction de l’aile inachevée de 1707, aient été changés après le commencement du chantier en 1772.
Ce qui, en revanche, est clairement différent du projet de 1772, est la volumétrie et le mode de voûtement de la plus large des deux salles, celle située au sud des huit fours et desservant leur bouche. Cette salle se caractérise par une partition en deux vaisseaux symétriques couverts de voûtes d’arêtes profilées en tiers-point, retombant au centre sur une file de piliers carrés libres, côté façade sud sur des piliers engagés, et côté fours en pénétration directe dans le mur. La partition en deux nefs donne à ce volume voûté des proportions élancées et monumentales. Les voûtains sont fourrés en briques, avec faîte et arêtes soulignées en pierre de taille calcaire jaune appareillée, les voussoirs des arêtes étant extradossés en escalier, tandis que les piliers, comportant base et imposte, sont en pierre de taille plus dure, blanche. Un contre-mur bas court le long du mur des fours, offrant une tablette d’appui au niveau des bouches, encadrées en briques et couvertes en plein-cintre, avec arc de décharge. Au-dessus de ces bouches de four, la hotte des cheminées a disparu, mais le conduit s’engageant progressivement dans le mur et passant derrière les voûtains en témoigne. Volume intérieur voûté à deux nefs de la salle de service des fours de l'aile droite.
La « salle » située au nord des fours, sans communication avec eux, est presque deux fois moins large que la salle sud, et prend l’apparence d’une galerie, nef unique elle aussi voûtée d’arêtes, mais sans voussoirs en pierre de taille.
Restes de la façade postérieure (nord) de l'aile droite.Les façades, bâties en blocage jadis revêtu d’un enduit couvrant, ont conservé leur bandeau de pierre dure blanche qui marquait la transition avec le premier étage, et leurs fenêtres, également encadrées en pierre de taille blanche couvertes d’un arc segmentaire aux claveaux saillant un sur deux. Plusieurs de ces fenêtres, tant au nord qu’au sud, ont été transformées en porte par abaissement de leur appui, à une date indéterminée. Le mur de refend ouest, auquel s’appuie en partie un bâtiment de construction relativement récente, conserve la trace des portes (murées et remaniées) par lesquelles le « corridor » de la première travée, non voûté, communiquait aux deux salles voûtées encadrant les fours, et, à mi-hauteur, la porte d’accès (murée) à la galerie voûtée courant au-dessus des fours, porte qui était desservie par un repos de l’escalier à rampes droites qui occupait la moitié nord de ce corridor.
L’état sanitaire actuel (2013) de ce bâtiment est préoccupant, et menace ruine, en particulier s’agissant des voûtes d’arêtes de la grande salle à deux nefs, affectées de désordres dus notamment à l'infiltration des eaux dans la chape de ciment non étanche qui tient lieu de toit au bâtiment, ces désordres entraînant le décollement et la chute de voussoirs des arêtes.
historien de l'architecture et de la fortification