• enquête thématique régionale, villas mexicaines du canton de Barcelonnette
présentation de l'étude sur les villas mexicaines du canton de Barcelonnette
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Dossier non géolocalisé

  • Aires d'études
    Barcelonnette

1. Situation géographique

Les exploits alpins du révérend Coolidge dans la haute vallée de l’Ubaye (ascension de l’Aiguille du Chambeyron, 3400 mètres, le 28 juillet 1879) et la tenue à Barcelonnette en 1898 du congrès du Club alpin français révèlent à la France la plus provençale de toutes les vallées des Alpes occidentales : la vallée de l’Ubaye.

Encadrée au nord par les territoires hauts-alpins de l’Embrunais et du Queyras, la vallée de l’Ubaye, long couloir creusé par le lit de l’Ubaye (affluent de la Durance), s’étire d’ouest en est, sur près de 80 kilomètres entre la frontière italienne à l’est et le lac de Serre-Ponçon à l’ouest. Une série de hautes crêtes entoure la vallée délimitée au sud par trois grands cols, Restefond (2900 m), la Cayolle (2326 m) et Allos (2250 m) qui débouchent respectivement sur les vallées voisines de la Tinée, du Haut-Var et du Haut-Verdon.

L’orientation est-ouest marque fortement le paysage, opposant deux versants particulièrement contrastés : au sud, l’adret, très ensoleillé, abrite cultures, pâturages et habitat ; au nord, l’ubac, plutôt frais et humide, couvert de forêts et de sources, mais où cultures et bâti réussissent à s’implanter. Les villas profiteront toujours du versant de l’adret (« l’adroit »). L’axiome vital de la meilleure et de la plus longue exposition au soleil, qui a conduit la ville médiévale de Barcelonnette à se développer au pied de l’adret, préside lui aussi à l’implantation de l’ensemble des villas, conforté par les exigences nouvelles de la villégiature. À Jausiers, orienté nord-sud, situé en fond de vallée, les villas bénéficieront de deux adrets pour jouir de la meilleure exposition au sud. Cette implantation sélective aura des conséquences directes sur l’urbanisme et le rendu architectural.

Le bassin de Barcelonnette

Au sein de cette entité géographique et climatique se distinguent clairement deux zones : la zone centrale appelée « la cuvette », qui du Lauzet à Jausiers délimite le bassin de Barcelonnette (ou la moyenne vallée), et les quatre vallons adjacents qui composent la haute et la basse vallée : les vallons du Laverq, du Bachelard, de l’Ubayette et de la Haute-Ubaye, dont les altitudes moyennes particulièrement élevées culminent à plus de 2000 mètres.

Dans le bassin central de Barcelonnette se trouve, outre les meilleures terres utilisées pour l’agriculture, la plus forte concentration de bâti qui bénéficie d’un espace à la fois plat et vaste. « Ce vaste creux topographique providentiel pour l’activité humaine et son économie » est délimité par un ensemble de hautes crêtes : le Chapeau de Gendarme (la Méa, 2560 m), le Pain de Sucre (le Lan, 2560 m), le massif des Séolanes (3000 m) et la Grande Séolane (2909 m).

C’est là que choisiront de s’installer les futurs propriétaires des villas, dans un désir de se regrouper mais aussi par nécessité géographique. Peu de villas ont été construites dans la haute vallée, creuset de l’émigration vers le Mexique : à Saint-Paul (villa Signoret), aux Gleizolles (villa Garcin), à Maurin (villa Albertin), à Saint-Ours (villa Balp), à Tournoux (villa Fabre), à la Condamine (villa Reynaud). Les trois ou quatre villas édifiées à Larche, zone frontière avec l’Italie, ont été détruites lors des affrontements de 1945.

Les hautes vallées

À l’inverse, les hautes vallées composent « l’univers montagnard par excellence », remarquable par la succession de sommets abrupts (Brec de Chambeyron, 3389 m, les Aiguilles, 3412 m, la Pointe Panestrel, 3254 m).

Située en amont, la vallée de l’Ubayette, ouverte sur le versant italien par le col de Larche (1997 m), a toujours constitué un des accès importants pour la vie économique de la vallée, emprunté par les immigrants piémontais venus chercher du travail en Ubaye : les faucheurs, suivis dès 1870 par les maçons, peintres, marbriers, tailleurs de pierre et sculpteurs attirés par les chantiers des villas et des chapelles funéraires.

Au centre, le vallon du Bachelard, affluent de rive gauche qui rejoint l’Ubaye à Barcelonnette, abrite le bassin de Fours, creuset d’une importante migration dès le XVIIe siècle vers les Flandres, qui devance de plus d’un siècle le mouvement migratoire vers la Louisiane (1805) et le Mexique (1850-1950).

Enfin, à l’aval de Barcelonnette, le val du Lauzet, longue gorge de 28 kilomètres creusée par l’Ubaye, constitue la porte étroite pour entrer dans la vallée. Son accès fut longtemps réputé impraticable avant l’établissement de la route nationale 100 décidée en 1854. Baptisée par Napoléon III « route impériale d’Espagne en Italie », elle permet enfin à la vallée de disposer d’une voie carrossable et du seul accès possible en l’absence d’une ligne de chemin de fer reliant Barcelonnette à Chorges (programmée en 1879 et définitivement abandonnée en 1941). L’ achèvement de la route en 1883 correspond aux premiers mouvements importants de marchandises et de matériaux indispensables aux chantiers des villas.

Considérée tout au long de son histoire comme un axe éminemment stratégique entre le Piémont et la Provence, la vallée de l’Ubaye devient, dès son rattachement à la Savoie (1388) et jusqu’à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, un enjeu militaire sur les deux versants alpins. D’importants ouvrages de fortifications sont réalisés depuis l’intervention directe de Vauban en 1692 (redoute de Berwick), jusqu’à l’implantation, entre 1931 et 1939, d’imposants ouvrages bétonnés de la ligne Maginot. Contemporain des toutes premières villas, l’important chantier du fort de Tournoux (1846-1886) fait de la même façon appel aux matériaux autochtones, utilisant avantageusement la belle pierre marbrière de Serennes, signe distinctif des premières villas et des premières chapelles funéraires.

Une vocation touristique

Les premières descriptions vantant les paysages de l’Ubaye sont l’apanage des alpinistes anglais qui découvrent la vallée dans les années 1880. Sous la plume du révérend Coolidge, le Guide alpin de Ball (le guide anglais le plus complet pour les Alpes) met l’accent sur la beauté du site du Chambeyron. Grand découvreur des Alpes du Sud, le chevalier Victor de Cessole (1859-1940), alpiniste et photographe, contribue aussi à la découverte des cîmes de l’Ubaye qu’il fréquente assidûment en compagnie de ses amis ubayens, le docteur Marius Devars et le notaire François Arnaud. Dans la vallée, la section locale du Club alpin français de Barcelonnette, créée en mars 1875, milite pour « faire connaître les montagnes trop peu connues de la Vallée de Barcelonnette, qui au point de vue pittoresque, ne le cèdent en rien aux sites si fréquentés de la Suisse. » (François Arnaud).

Publié en 1914, à l’initiative d’un artiste-peintre, Jean Caire (1855-1935), le premier guide de la vallée s’attache à décrire les richesses de son patrimoine naturel, les ressources de son climat, son ensoleillement exceptionnel qui attirent peu à peu une nouvelle clientèle bourgeoise « désireuse de faire des cures d’air et passer à la montagne la saison des fortes chaleurs ». Quittant leurs résidences hivernales de la Côte-d’Azur, les propriétaires des villas donnent le ton et s’installent pour l’été à Barcelonnette, entraînant dans leur sillage une nouvelle clientèle de riches estivants.

La forte concentration de villas transforme peu à peu la vocation urbaine de Barcelonnette. À partir des années 1920, la capitale de l’Ubaye s’engage dans une politique régulière d’embellissement de la ville qui représente une des plus grosses dépenses annuelles, « dans le but d’attirer de plus en plus le mouvement touristique qui se développe davantage chaque année ». L’architecte Bouvène est chargé de dresser les plans d’aménagement et d’extension de la ville qui donnera à Barcelonnette « déjà si coquette et si propre, le complément d’agrément nécessaire pour la rendre vraiment pittoresque ». En 1923, Barcelonnette demande l’application de la loi du 14 mars 1919 sur les plans d’aménagement et d’extension des villes présentant un caractère pittoresque ou artistique.

Une commission mixte d’embellissement de la ville est constituée en 1926 sur la proposition du très actif Jean Caire, composée de délégués du conseil municipal et du syndicat d’initiative au sein desquels siègent de nombreux propriétaires-rentiers. Deux ans plus tard, Barcelonnette obtient son classement comme station de tourisme (décret du 20 décembre 1928). Conscients du développement exceptionnel que prend la circulation touristique de la vallée, les voyageurs étant de plus en plus nombreux, les propriétaires des villas s’associent pour créer une entreprise de transports publics, « les Messageries de Barcelonnette », et investissent dans la création d’un hôtel moderne, baptisé « Grand Hôtel des Alpes » disposant de quatre-vingt chambres pour répondre aux besoins croissants du trafic de la grande Route des Alpes. « La plus belle route de montagne du monde » (Léon Auscher, Touring Club de France) qui relie Évian à Nice, passe par Barcelonnette et contribue à son essor.

Dans les années 1930, une nouvelle activité touristique voit le jour : celle des sports d’hiver. Pratiqué dans la vallée avant 1914 par les militaires, le ski se développe et attire une clientèle étrangère aisée. Une première station de sports d’hiver est créée au Sauze en 1935, une des premières stations de sport d’hiver françaises équipée d’une remontée mécanique. Deux nouvelles stations de ski sont implantées à Sainte-Anne (1955), puis à Pra-Loup (1967). Aujourd’hui, le développement et la diversification des activités touristiques (sports d’hiver, sports d’eau vive, randonnées, escalade) et culturelles (itinéraires du patrimoine bâti, églises, fortifications, fours, moulins et musées) continuent de nourrir la vocation touristique de la vallée, représentant un enjeu économique important.

2. Contexte historique

Une civilisation alpine ancienne

Comme toutes les vallées alpines peuplées depuis la fin de l’époque glaciaire, sans doute par des bergers ligures venus des rives de la Méditerranée en quête d’herbe fraîche pour leurs troupeaux, la vallée de l’Ubaye connaît une romanisation tardive et légère. Siège de la peuplade des Savincates qui pratiquent la culture, l’élevage et l’artisanat domestique grâce au bois et à la laine de leurs troupeaux, la vallée, devenue province d’Empire (province romaine des Alpes maritimes) change plusieurs fois de juridiction. Elle fait successivement partie des royaumes d’Italie (843), de Bourgogne (855), d’Arles (873) et de l’Empire romain germanique (1032) avant de passer, à partir de 1162, sous la dépendance du comté de Provence sous le nom de « terres adjacentes ».

Une vague de prospérité s’empare alors du territoire alpin qui bénéficie de l’arrivée massive de colons italiens fuyant le royaume de Naples. L’économie de la vallée profite aussi du développement des villes de la basse Provence et de leurs besoins croissants en viande, laine et bois. « La montagne devint, sur le plan économique, le complément nécessaire des productions du Bas-Pays. » (Georges Duby).

Fondation-reconstruction de Barcelonnette

L’implantation dans le premier tiers du XIIIe siècle, d’une ville neuve au centre de la vallée, à mi-distance des bourgs de Saint-Pons et de Faucon, accompagne le développement du territoire alpin à l’époque médiévale. Composée d’îlots régulièrement bâtis et enfermés dans une enceinte flanquée de vingt-deux tours et percée de quatre portes, la nouvelle agglomération, baptisée « Barcelone », adopte le schéma urbain des bastides contemporaines. Dotée par Raymond Bérenger V d’une charte qui lui accorde les droits d’une communauté autonome, Barcelonnette est alors une des grosses villes de Provence où s’implante en 1316 un important couvent de Dominicains. Le plan de Barchinona (Barcelone), daté de 1677, met bien en évidence le damier médiéval et témoigne de son maintien, au-delà des incendies et des destructions qui marquent son histoire jusqu’à l’époque moderne.

Savoyards jusqu’au traité d’Utrecht (1713)

Indisposés par la politique ruineuse de conquêtes italiennes menées par la nouvelle famille comtale, les habitants de la vallée obtiennent, entre 1383 et 1388, leur rattachement au duché de Savoie, en même temps que le comté de Nice. Du XVe au XVIIe siècle, les comtes de Provence, puis les rois de France se disputent âprement la propriété de la vallée et sa situation stratégique qui permet de contrôler simultanément les routes du Piémont, du Dauphiné, de la Savoie et de la Provence. Entre 1388 et 1713, la vallée change ainsi dix-sept fois de suzeraineté tout en conservant son autonomie administrative, ses usages et sa langue. Le 11 avril 1713, le traité franco-savoisien d’Utrecht rattache définitivement la vallée de Barcelonnette à la France, jusqu’à la « sommité des Alpes ». Les habitants négocient alors à Versailles pour dépendre non pas du Dauphiné, leur voisin géographique, mais de la Provence avec qui ils entretiennent des liens économiques étroits : la transhumance, le commerce du bois et les migrations saisonnières.

Avec la paix retrouvée, Barcelonnette se dote d’un ensemble remarquable de constructions urbaines classiques régulièrement ordonnancées qui serviront de modèles aux premières villas. Les voyageurs et chroniqueurs mettent tous l’accent sur la qualité de l’urbanisme de la gente cité : « Les maisons y sont en général bien bâties ; celles qui appartiennent à des propriétaires riches sont couvertes en ardoise ; les particuliers moins aisés emploient à cet usage des plaques de bois de mélèze (bardeaux). Ce genre de toiture et sa forme haute et aiguë donnent à ces édifices un aspect tout particulier. » (Voyage du préfet Christophe de Villeneuve Bargemon, 1806). Alignées au sud et au nord du périmètre médiéval, les élégantes demeures abritent souvent un escalier à caractère monumental où alternent rampes à balustres en plâtre cantonnées de colonnes et rampes en fer forgé très ouvragé.

3. La tradition de l’émigration

« Tous entrepreneurs de leur fortune »

« Ils naissent tous entrepreneurs de leur fortune. On n’a qu’à leur ouvrir la porte, leur laisser le chemin libre et leur montrer la pomme au bout du monde, ils y courent et ils y mordent.» (Pascalis, prieur de Molanès, 1689).

L’économie de la vallée, ouverte depuis toujours aux échanges et au commerce, repose alors en grande partie sur l’activité textile qui associe, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, manufactures de laine et filatures de soie. Sous le règne de Louis XIV, les manufactures de laine implantées à domicile produisent plus de 4000 pièces de drap et de la serge (mélange de laine et de chanvre) de très bonne qualité, destinées en grande partie à l’exportation. Installées à Jausiers et à Uvernet, les filatures de soie bénéficient des techniques piémontaises et font l’admiration des soyeux de Lyon où bientôt les « barcelonnettes » ouvriront des maisons de soieries parmi les plus renommées.

Chaque hiver, les habitants de la vallée, formés très tôt à « l’art d’être marchand », quittent ainsi le pays pour aller vendre leur production de draps et de soieries en Provence, en Dauphiné, au Piémont. Cette liberté du commerce, « qui les rappelle et les ramène des provinces les plus reculées d’Europe… » (Pascalis, 1689), les pousse toujours plus loin vers le monde citadin : Turin, Aix, Lyon, Dijon, Bruges et Amsterdam où ils s’intègrent peu à peu à la population.

Au milieu du XIXe siècle, l’émigration définitive remplace l’émigration saisonnière et conduit les entrepreneurs de la vallée jusqu’en Amérique où ils développeront des commerces de tissus puis des ateliers de filature et tissage.

Voyage aux Amériques, l’étape louisianaise

Pendant longtemps, les habitants de la vallée de l’Ubaye, « familiarisés depuis des générations avec le commerce et les voyages… » (Pierre Coste), hésitent entre les États-Unis, particulièrement la Louisiane au souvenir français, et le Mexique. Dès le XVIIIe siècle, plusieurs familles de la vallée (familles Gilly, Caire, Couttolenc, Teissier, Bellon, Jaubert, Graugnard, etc.) émigrent sur les bords du Mississipi et deviennent exploitants agricoles. Descendant de la puissante famille Laugier-Arnaud (banquiers, négociants en soie, avocats), Jacques Arnaud part vers 1804 pour les Amériques et choisit à son tour la Louisiane acadienne, rattachée aux États-Unis en 1805. Installé à la confluence du bayou Tèche et du bayou Fuselier (dit l’Habitation des Arnaud), au nord de La Fayette, il devient responsable d’une exploitation rurale avant d’installer, le premier, une entreprise commerciale au Mexique.

C’est à Mexico, au cœur de la capitale, que Jacques Arnaud ouvre vers 1818-1820 un magasin de tissus et nouveautés, situé à l’angle du passage de Porta Cœli, face à la cathédrale et baptisé El cajon de las siete puertas. On y trouve aussi toutes sortes de produits utiles à la vie domestique. Associés dans ce commerce, les trois frères Arnaud de Jausiers, Jacques, Dominique et Marc-Antoine, sont ainsi les premiers à s’établir au Mexique alors encore en lutte pour son indépendance (1821). Ils n’auront pas le temps de voir grandir le commerce de tissus aux mains de leurs compatriotes : Jacques, l’initiateur du mouvement migratoire vers le Mexique est assassiné en 1828 à Guanajuato, Marc-Antoine meurt en 1846 et Dominique disparaît à son tour deux ans plus tard.

Les trois frères Arnaud de Jausiers avaient ouvert la voie aux soyeux du Mexique. Durant 150 ans, les habitants de la vallée, particulièrement ceux de la haute vallée, allaient émigrer sur le territoire mexicain et prendre le nom de « barcelonnettes ». C’est sous cette dénomination que seront désormais identifiés tous les habitants de la vallée de Barcelonnette installés au Mexique.

Les soyeux du Mexique

La jeune république fédérative des états du Mexique proclamée en 1824, mettant un terme à trois siècles de domination espagnole, attire de nombreux entrepreneurs étrangers, principalement européens : Anglais, Allemands, Italiens et Français. Cette ouverture sur l’extérieur, qui caractérise la conquête de l’indépendance entreprise par le Mexique depuis 1810, se révèle particulièrement faste pour la communauté française, considérée depuis la fin du XVIIIe siècle comme « l’agent principal des grandes modernisations du pays » (Alfonso Alfaro). Après avoir nourri longtemps la fiction littéraire et philosophique, de Montaigne à Alexandre Dumas, le Mexique devient, à partir du Second Empire, un pôle d’attraction pour tous les investisseurs et hommes d’affaires français.

Avant 1850, la plupart des émigrants français sont originaires d’Aquitaine, des Pyrénées, du Béarn, du Gers, une minorité venant du village de Champlitte en Bourgogne. Après cette date, les émigrants alpins, originaires de Digne, Oraison, Sisteron, Seyne-les-Alpes et surtout de la vallée de Barcelonnette, sont les plus nombreux. En 1910, sur 6000 français émigrés au Mexique, 4800 sont natifs de celle-ci. Pendant plus d’un siècle, de 1840 à 1950, leur disposition naturelle pour le commerce, fameuse depuis le XVIIe siècle, place les entrepreneurs barcelonnettes parmi les grandes figures du commerce et de l’industrie. Une position que le bref épisode de l’intervention française au Mexique sous Napoléon III (1862-1867), et l’installation de Maximilien de Habsbourg sur le trône, ne parviennent pas à remettre en cause.

Arrivée à Mexico, l’installation (1840-1870)

« Après cinquante trois jours de mer, je foule enfin cette terre du Mexique tant désirée. La traversée quoique longue a été cependant assez heureuse pour moi et pour mes compagnons. On comptait 60 passagers à bord de notre navire. La plupart vont partir avec nous pour Mexico.» (lettre de Dominique Lèbre, 1849).

Mexico compte alors moins de 600 000 habitants. Le centre historique régulièrement bâti rappelle aux nouveaux émigrants celui de Barcelonnette qu’ils viennent de quitter : « Mexico est un petit Paris, assez de mouvement, beaucoup de trains électriques qui tous les jours écrasent quelqu’un ou rentrent dans quelque boutique. La ville est jolie, les rues sont symétriques comme à Barcelonnette et il y a de jolies places et promenades d’agrément, il y a de jolis attelages et du beau monde. » (lettre de Léon Martin, 1902 ).

Situés dans le centre ville, face à la place principale et à la cathédrale, où se trouve la promenade fréquentée par la plus haute société de la ville, les premiers commerces de tissus sont alignés côte à côte. Ils occupent de modestes immeubles associant la boutique au rez-de-chaussée et l’habitation au premier étage, séparés par un simple bandeau où se trouve inscrit le nom du magasin : La Ciudad de Mexico, Al Puerto de Liverpool, Las Fabricas de Francia, Al Progreso, El Correo Frances, La Reforma del Comercio, La Ciudad de Londres, etc. La disposition de ces boutiques appelées cajones de ropa diffère absolument de celle des magasins français. « Imaginez une grande salle au rez-de-chaussée percée de plusieurs grandes portes de bois (…) Un long et large mostrador, comptoir placé à environ trois mètres des entrées barre le passage sur toute la largeur du magasin et sépare le client des vendeurs… » (Émile Chabrand, 1892).

Exceptionnellement, le magasin des frères Lions La Ciudad de Mexico situé à Puebla, s’installe au rez-de-chaussée de la très prestigieuse Casa de los Munecos (la maison des Poupées), belle architecture baroque édifiée au XVIIIe siècle. Au nombre de 46 en 1846 (dont 20 magasins de détail pour le seul district fédéral de Mexico), les petits commerces de tissus représentent plus de 110 établissements quarante ans plus tard, en 1886, implantés dans les principaux centres urbains de la jeune république : à Puebla, Morelia, Guadalajara, Oaxaca, Durango, Tulancigo, Aguascalientes, Zacatecas, Monterrey, etc.

Mais tous ne pratiquent pas la vente de tissus. Quelques-uns tiennent un hôtel, ouvrent une pâtisserie, un restaurant, une cantine et billards, un établissement thermal (après avoir vendu de l’eau minérale en bouteille) ou se spécialisent dans l’orfèvrerie et les bronzes d’église. D’autres encore deviennent haciendados (agricultores) et minotiers. Le quadrillage du petit commerce de tissus au détail s’accompagne, hors du pays, de la mise en place de comptoirs d’achat en gros et demi-gros installés en Europe, à Paris et à Manchester où bientôt les futurs employés iront parfaire leur formation technique dans le textile (maison Joseph Tron & Cie, Alexandre Reynaud & Cie, à Paris, Gassier & Baume à Manchester). À l’aube de la guerre franco-allemande de 1870, la communauté alpine contrôle une grande part de la vente de tissus sur tout le territoire mexicain.

Du commerce à l’industrie, période du « Porfiriato» (1870-1910)

Sous la longue présidence de Porfirio Diaz (1830-1915), qui manifeste un vif intérêt pour la France (nombre de bâtiments publics mexicains portent la marque du « style français »), les barcelonnettes deviennent « l’interlocuteur préférentiel du gouvernement mexicain… » (Jean Meyer).

Soucieux désormais de maîtriser aussi la production, les négociants barcelonnettes se lancent dans l’industrie. Constitués en société anonyme, ils fondent en 1889 la Compagnie Industrielle d’Orizaba, située dans la vallée du fleuve Rio Blanco dans l’État de Veracruz. La compagnie est bientôt en possession de quatre fabriques de filature, tissage et impression du coton : Cerritos, San Lorenzo, Cocolapan et de la grande fabrique modèle de Rio Blanco, considérée comme « le Manchester du Mexique », qui fondera la première cité ouvrière du Mexique. Inaugurée par Porfirio Diaz le 9 octobre 1892, l’usine réunit 3700 métiers avec leurs ateliers de filature, d’apprêt, de blanchiment, de teinturerie et d’impression.

En 1896, un nouveau groupe de barcelonnettes fonde la Compagnie Industrielle Veracruzana et confie à l’ingénieur Miguel Angel de Quevedo le choix du site pour la construction de la grande fabrique de coton de Santa Rosa, qui sera implantée à 11 kilomètres seulement de la fabrique de Rio Blanco. Inaugurée en 1898 par Porfirio Diaz, la fabrique emploie 2500 ouvriers. Toutes les manufactures importantes implantées au Mexique entre 1890 et 1910, qui emploient plus de 30 000 ouvriers et représentent 133 fabriques, comptent des barcelonnettes dans leur conseil d’administration. Ainsi, la principale manufacture de tissus de laine, la Sociedad de San Ildefonso (1895), fondée par le Gascon Ernest Pugibet ; la seule fabrique importante de papier , la Compania de San Rafael (1894) ; la première manufacture de cigarettes du monde, El Buen Tono (1889), fondée par Ernest Pugibet ; la fonderie de fer et acier de Monterrey (1900) ; la fabrique de bières Moctezuma de Orizaba (1896) ou la maison Clément Jacques à Mexico, spécialisée dans les conserveries et denrées alimentaires.

De nouveaux établissements commerciaux copiés sur les modèles parisiens du Bon Marché ou de la Samaritaine remplacent les modestes maisons cajones de ropa de la première heure. Tous affichent une verticalité triomphante, portée par une architecture résolument moderne. Les « nouvelles cathédrales du commerce » (Émile Zola) multiplient les comptoirs où s’entassent les dernières marchandises importées, merveilleusement mises en scène autour du grand escalier central. Le commerce avec les principales fabriques d’Europe et des États-Unis permettent d’offrir « chaque huit jour » les dernières nouveautés. Grâce aux façades entièrement vitrées, tous les rayons se voient le soir, parfaitement illuminés par un brillant éclairage électrique.

Après la fabrique et le grand magasin, la banque attire négociants et industriels barcelonnettes qui prennent d’importantes participations dans toutes les banques du pays et détiennent le monopole de l’émission des billets. Ils sont ainsi les premiers à mettre en circulation une monnaie ayant cours dans toute la République. « En 1910, la colonie Barcelonnette est au premier rang de la dette publique, de la banque, de l’industrie et du commerce ; au deuxième rang des mines et de la métallurgie. Avec 27% des investissements étrangers, les barcelonnettes se placent immédiatement après les États-Unis (38%) et la Grande-Bretagne (29%). » (Patrice Gouy).

Cette étonnante réussite économique ne saurait masquer la réalité quotidienne d’une grande partie des émigrants, ouvriers, employés et commis. Dans la vallée de Barcelonnette, le notaire François Arnaud, observateur attentif, tente de retenir les jeunes gens et milite pour une modernisation des pratiques agricoles. Dans les lettres adressées à leurs parents, les jeunes commis et employés lui donnent raison : « Si parmi eux, il y en a quatre ou cinq qui réussissent après une trentaine d’années de dure servitude à économiser quelques piastres pour aller finir leurs jours au pays natal, les crois-tu bienheureux lorsqu’ils reviennent au village avec les cheveux blancs, ils sont presque étrangers au pays. (…) La vie de cultivateur est beaucoup préférable à celle d’employé que nous menons ici. » (lettre d’Auguste Fortoul, 1902).

De la révolution à l’intégration (1911-1950)

La vitalité et la modernité des entreprises étrangères, le développement urbain et industriel né sous le Porfiriato, ont laissé en friche le domaine de la production agricole. En 1911, 80% des paysans mexicains sont sans terre et travaillent comme peones dans les haciendas. Dans les usines aussi, les ouvriers se révoltent. Et c’est dans la fabrique de Rio Blanco dirigée par les barcelonnettes qu’éclatent en janvier 1907 les tout premiers mouvements de contestation qui nourriront la révolution mexicaine proche.

Au même moment, les émigrants barcelonnettes répondront massivement à la déclaration de la Première Guerre mondiale. Dans toutes les villes du Mexique, dans chacun des grands magasins, au sein même des fabriques, de nombreux commis, employés et ouvriers traversent l’Atlantique et s’enrôlent dans l’armée. À leur côté, des Mexicains tomberont aussi pour la France.

Dans les années 1930, de nouvelles lois sur la restriction de l’émigration (limitation du personnel étranger à 10%), modifient sensiblement les règles jusqu’alors très favorables aux investisseurs étrangers et entraînent de nouvelles conditions économiques. Les barcelonnettes s’adaptent et se lancent dans une nouvelle activité florissante : les assurances. Deux grands magasins emblématiques, El Palacio de Hierro et Al Puerto de Liverpool, poursuivent leur ascension, à la conquête de l’espace commercial mexicain, soutenus par une communauté toujours active.

Une dernière vague d’émigrants rejoint le Mexique dans les années 1960. Les barcelonnettes sont de plus en plus intégrés. Les retours définitifs sont de moins en moins nombreux. En 1997, Al Puerto de Liverpool, devenu Liverpool, fête ses 150 ans. Un an plus tard, en 1998, l’architecte mexicain Javier Sordo-Madaleno signe les plans d’un nouveau Palacio de Hierro, construit à Polanco, dans les nouveaux quartiers de Mexico. Au printemps 2001, Marc Suberville, architecte mexicain d’origine française (descendant du fondateur du premier Palacio de Hierro) construit à Torreon, dans le nord du Mexique, le 45e magasin du groupe Liverpool, associant Liverpool et Fabricas de Francia avec une zone commerciale.

Aujourd’hui, le nombre de barcelonnettes qui vivent au Mexique, estimé entre 20 000 et 50 000, dépasse largement le nombre des habitants de la vallée : 7500. Devenues Mexicaines, quelques familles originaires de la vallée adoptent la double nationalité franco-mexicaine, à la fois attachées au Mexique et désireuses d’entretenir leur culture française.

Du grand magasin à la villa

« Une Babel entassant des étages, (…) faite pour un peuple de clientes. Un monde poussait là, dans la vie sonore des hautes nefs métalliques. » (Émile Zola, Au Bonheur des Dames, 1895).

Le processus d’industrialisation et d’équipement amorcé sous le Porfiriato, construction du chemin de fer, grands aménagements urbains, équipements publics, développement de l’industrie, conduit à une modernisation et à une spécialisation du langage architectural fortement influencé par le « style français », omniprésent dans la capitale mexicaine. Les nouveaux édifices commerciaux édifiés par les négociants barcelonnettes entre 1890 et 1910 (une seconde vague verra le jour entre 1920 et 1940), donnent le ton et témoignent avec éclat de cet intérêt nouveau porté à l’architecture. Ils sont les premiers à utiliser les dernières possibilités technologiques, à exploiter les nouveaux matériaux en cours d’expérimentation dans les capitales européennes.

Dans cette quête de la modernité, la complicité nouvelle avec les ingénieurs, les architectes et les artistes-décorateurs français, mais aussi étrangers (mexicains et américains), se révèle déterminante. La rencontre en 1888 à Paris du négociant Henri Tron avec l’ingénieur Gustave Eiffel est décisive. Sur le chantier de la tour, Henri Tron découvre toutes les ressources de la technique de l’ossature en acier. Le nouvel établissement qu’il projette de construire à Mexico sera à l’image du « symbole majeur de l’art industriel » (François Loyer), entièrement construit en fer ! Les plans sont confiés à l’architecte parisien Georges Debrie associé à l’ingénieur Georges Pierron qui prend part à la construction de la Galerie des Machines, l’autre réalisation phare de l’Exposition universelle de 1889 à Paris.

Baptisé par la rumeur publique El Palacio de Hierro, le Palais de Fer, le premier grand magasin barcelonnette construit à Mexico inaugure une série d’édifices commerciaux de prestige copiés sur le modèle parisien, dont les plans sont dans la plupart des cas confiés à des architectes français appelés par le gouvernement mexicain pour construire les grands établissements publics de Mexico.

El Palacio de Hierro, l’archétype (1891-1921)

Commencé en 1888, le chantier qui couvre plus de 1000 mètres carrés est assuré sur place, par les architectes mexicains Eusebio et Ignacio de la Hidalga, associés à l’ingénieur Miguel Angel de Quevedo. Les plans âprement discutés par les propriétaires circulent entre Paris et Mexico. Les matériaux, importés de France, transitent par bateau jusqu’à Veracruz et sont ensuite acheminés, non sans difficulté, jusqu’à Mexico. Inauguré en 1891, le nouveau magasin est agrandi sept ans plus tard. Des ateliers sont construits à proximité. La société collective du Palacio de Hierro est ainsi la première à fabriquer sur 24 000 m2 , mobilisant pas moins de 1000 ouvriers, un grand choix de meubles de salle à manger, chambre à coucher, salon, meubles pour bureaux, meubles fantaisie, décoration, tapisserie, etc.

L’armature métallique sortie des ateliers de la fonderie parisienne Moisant, associée à la pierre de Chiluca (sorte de granit) ne résiste pas au terrible incendie qui détruit le 16 avril 1914 le premier Palais de Fer. Reconstruit en 1921 sur les plans de l’architecte français installé à Mexico Paul Dubois, la nouvelle construction emprunte au modèle parisien de la Samaritaine son effet de silhouette couronnée d’un dôme agrémenté d’un décor de mosaïques, très largement copié par la suite. À l’intérieur, les deux immenses verrières sont l’œuvre du maître-verrier nancéien Jacques Gruber que l’on retrouve au même moment dans la vallée, sur le chantier des villas.

Face au Palacio de Hierro, le nouveau magasin de Las Fabricas Universales est construit en 1909 par Alexandre Reynaud, fondateur de la grande fabrique textile de Santa-Rosa (État de Veracruz). Une fois encore, la silhouette monumentale est l’œuvre d’un architecte parisien, Eugène Ewald, associé à l’ingénieur mexicain Miguel Angel de Quevedo.

La construction en 1896-1897 du monumental Centro Mercantil sur le zocalo (la place centrale), encore agrandi en 1905, réunit un architecte parisien qui reste à identifier et l’ingénieur mexicain Daniel Garza. Le nouvel édifice utilise le procédé dit « de Chicago », soit un appareillage de poutres de fer noyé dans le béton. Le choix de l’ordre colossal et l’adoption de la couverture en terrasse bordée de balustrades distingue ce nouveau parti, enrichi à l’intérieur d’une immense verrière zénithale développant une écriture Art Nouveau jusqu’alors inédite au Mexique. Cette œuvre ambitieuse portait déjà la signature de Jacques Gruber.

À Mexico comme à Guadalajara, Puebla, Morelia, Oaxaca, Durango…, les grands magasins construits par les barcelonnettes adoptent tous « une écriture on ne peut plus post-haussmanienne de dômes et de grands combles cintrés dont la protubérance accentue la majesté des volumes, silhouettés à chaque carrefour. » (François Loyer).

Les modestes premiers établissements (comme les premières villas édifiées dans la vallée), font l’objet d’une importante campagne de mise au goût du jour. À Guadalajara, Las Fabricas de Francia voit son élévation augmentée de deux niveaux et agrémentée d’un important décor architectonique grâce à l’intervention de l’architecte-ingénieur Ernesto Fuchs, sans même que le magasin soit fermé au public pendant la durée des travaux.

4. Le retour du Mexique et le programme de la villa

Cette nouvelle culture de l’affirmation du langage architectural et décoratif qui caractérise, à partir de 1890, le projet commercial et industriel des barcelonnettes, va de la même façon nourrir et développer le projet d’édification de leurs villas dans la vallée et sur la Côte-d’Azur (et plus particulièrement à Cannes), où ils prennent une part active à la promotion du site fréquenté par les rentiers d’Europe. Désormais l’affaire d’un homme de l’art, les deux programmes (grand magasin et villa) sont étroitement associés, dépendant parfois de la même association architecte et artiste-décorateur.

Auteurs du premier Palacio de Hierro, Georges Debrie et Georges Pierron signent les plans de la villa l’Ubayette, construite en 1903 à Barcelonnette pour Antoine Proal. L’architecte Paul Dubois, qui signe les plans du second Palacio de Hierro (1921) et du siège social de la Compagnie Industrielle d’Orizaba (edificio CIDOSA) achevé en 1925, dessine les plans de la villa-château que Léon Rémusat, associé au Palacio de Hierro, projette de faire construire à son retour dans son village natal à Maure, près de Seyne-les-Alpes. À l’architecte anglais John Smith, installé à Manchester où les barcelonnettes dirigent d’importantes maisons de commissions et d’achats, Jules Lions réclame, dès 1891, un avant-projet pour la villa qu’il souhaite édifier à Barcelonnette, ses années d’émigration terminées.

Commanditaires, architectes et artistes-décorateurs

Avant 1870, les émigrants retirés dans la vallée investissent dans la terre et redeviennent des exploitants agricoles. Rien ne les distingue de leurs concitoyens : ils habitent la maison ancestrale restaurée et adoptent les habitudes communes. Après 1870, l’ancien émigrant choisit d’étaler sa réussite et fait construire une élégante demeure posée au milieu d’un vaste parc. Cette nouvelle attitude atteint son apogée entre 1890 et 1914. L’émigrant de retour affiche ostensiblement sa richesse et réclame à un architecte une nouvelle enveloppe digne de son rang. Devenu propriétaire-rentier, il partage désormais son temps entre Paris (centre des affaires), Barcelonnette (résidence estivale) et la Côte-d’Azur (résidence hivernale) où il loue dans un premier temps avant de devenir propriétaire. Tous partagent la même réussite qui fait d’eux désormais des « Américains » ou des « Mexicains », de retour au pays fortune faite.

Dans la vallée, ces « financiers habiles et administrateurs prudents » s’impliquent dans la vie publique locale : nombre d’entre eux siègent au conseil municipal de leur commune d’origine. De 1882 à 1946, Barcelonnette compte trois maires « mexicains ». D’autres prennent une part active à la vie économique et s’associent en 1895 autour d’Eugène Lions pour fonder une nouvelle banque (après la Banque Gassier Frères), la Banque de Barcelonnette, qui fonctionnera jusqu’en 1959 avant son rachat par la BNCI. Ils investissent aussi dans les transports publics (Messageries de Barcelonnette) et jouent un rôle très actif dans la reconstruction des principaux édifices publics de Barcelonnette : le collège (1913-1919), la nouvelle église Saint-Pierre (1924-1928), l’hôtel de ville achevé en 1934, sur les plans des architectes cannois Jacques et André Robert, et le marché couvert construit en 1936. Les propriétaires-rentiers sont partie prenante du projet d’embellissement de la ville : construction d’un pont en bois sur l’Ubaye en face de l’allée de la Gravette (1920), établissement d’un square public (1922), financement de la mise en place de la statue de Berwick (1925), cession d’un terrain pour le nouveau cimetière (1930), etc. En 1927, la rue nouvellement baptisée « Jules Béraud » vient témoigner de la générosité de l’ancien négociant à Mexico qui lègue à sa ville natale cent mille piastres mexicaines.

Mais c’est sur le littoral méditerranéen que les anciens émigrants se révèlent habiles investisseurs et promoteurs avisés. Sous l’impulsion de Casimir Reynaud (1857-1938), ancien négociant à Mexico (Al Correo Frances), les barcelonnettes prennent part à l’aménagement du site de Cannes. Après avoir loti la station balnéaire de Juan-les-Pins, Casimir Reynaud s’installe à Cannes et fonde en 1908 une première société civile Antoine Proal et Casimir Reynaud, à l’origine d’un lotissement dans le quartier Saint-Nicolas. Un an plus tard, la société Le Viager Foncier du Littoral réunit un grand nombre d’anciens négociants au Mexique, tous propriétaires d’une villa à Barcelonnette et Jausiers, et lance un nouveau lotissement dans le quartier du Petit-Juas, puis le long du boulevard Carnot. En 1912, la Société Civile Immobilière des Bas-Alpins de Cannes voit le jour et investit dans le programme des grands hôtels, toujours sous la houlette de Casimir Reynaud, propriétaire en bordure du square Carnot de la villa le Grand Rubrend, aujourd’hui disparue. La nouvelle société rachète à Foltz le Gray et d’Albion puis le prestigieux Carlton, agrandi en 1913. Les bas-alpins de Cannes s’attachent principalement les services de trois architectes : James Warnery, Ramoin, architecte de la ville de Cannes et Mary, architecte à Nice, remplacés à leur disparition au début des années 1920 par les architectes cannois Jacques et André Robert, installés aux Galeries Fleuries. Non loin de la rue des Barcelonnettes, une rue Casimir Reynaud vient pérenniser le rôle fondateur des anciens négociants au Mexique dans la promotion immobilière du site de Cannes.

Atypique, Émile Chabrand (1843-1893), propriétaire d’une petite villa à Barcelonnette, choisit de construire à proximité un musée destiné à accueillir les nombreux objets et œuvres d’art rapportés de son voyage autour du monde, qu’il réalise entre 1882 et 1883, ses années de négociant à Mexico achevées. Dix ans après, en 1892, il entreprend le récit de son voyage et relate avec verve l’histoire de ses compatriotes émigrés comme lui au Mexique (De Barcelonnette au Mexique, Plon, 1892).

Cette communauté de vie, de biens et d’ambition distingue et caractérise le projet architectural de la villa en Ubaye. Elle se révèle déterminante dans le choix de l’architecte qui intervient ainsi plusieurs fois, usant de son expérience acquise auprès des uns pour convaincre les autres : « J’ai appris que vous aviez acheté dernièrement à Barcelonnette un terrain pour l’emplacement d’une villa. Je me permets de vous faire mes offres de services ; depuis huit ans déjà, j’ai construit pour plusieurs de vos compatriotes leurs villas et transformé quelques autres (…). Ces messieurs ont bien voulu chaque fois me témoigner leur satisfaction et j’ai depuis toujours gardé avec eux les meilleures relations. Je puis vous dire que je connais parfaitement le pays, les exigences de son climat et les matériaux dont il dispose. » (lettre de Francis Girard, février 1910). L’architecte se fait insistant et renvoie le futur propriétaire vers ses anciens associés et amis qui lui ont confié la construction de leurs villas. « Veuillez à l’occasion prendre vos renseignements sur mon compte auprès de messieurs Jules Lions, Édouard Garcin, Alphonse Michel, Antoine Signoret et Eugène et Antoine Lions, Léon Faudon, Jos Saltetto pour lesquels j’ai également travaillé… » (lettre de Francis Girard, mars 1910).

5. Les architectes : une prééminence des provinciaux

S’ils n’ont pas fait appel aux chantres de l’Art Nouveau, Hector Guimard, Louis Majorelle ou aux héros de l’architecture d’avant-garde, Mallet-Stevens, Le Corbusier, Roux-Spitz, Mies Van Der Rohe, (tout comme, ils ont préféré les œuvres de jeunesse impressionnistes d’un Picabia à celles des ténors du célèbre mouvement pictural), les commanditaires barcelonnettes ont sollicité les services de figures régionales particulièrement appréciées de leur temps, jouissant d’une haute réputation, Eugène Marx à Marseille, Morard et Bonnat à Grenoble ou Coquet à Lyon. Un seul architecte, Ramelli, est étranger, originaire de Lugano en Suisse italienne.

Quatre signatures dominent ainsi l’ensemble des interventions sur les deux sites de Barcelonnette et de Jausiers.

Eugène Marx, l’éclectisme inventif (1895-1904)

La première intervention décisive date des années 1895 avec Eugène Marx, architecte à Marseille, ancien élève et successeur de Joseph-Marius Letz (1838-1890) à la présidence de la société des architectes des Bouches-du-Rhône, fondée en 1889. Dans l’atelier de Letz, proche collaborateur d’Espérandieu, Eugène Marx développe son goût pour le dessin. Son intervention, capitale, fixe l’archétype de la “villa-château”, dans laquelle vont se reconnaître et s’identifier les nouveaux propriétaires. Avec treize villas et deux écuries, construites entre 1895 et 1904, Eugène Marx marque de son empreinte le paysage urbain de Barcelonnette et de Jausiers. Sa postérité est fulgurante et immédiate. Les nouvelles constructions édifiées après 1904 reproduiront les modèles mis en place par le maître incontesté de l’éclectisme en Ubaye.

Francis Girard, l’éclectisme tempéré (1905-1910)

La seconde signature importante est celle de Francis Girard, architecte à Grenoble, auquel succèderont, dans les années 1930, ses deux fils architectes à Paris. Avec cinq villas et deux opérations de mise au goût du jour, réalisées entre 1902 et 1910, Francis Girard fait la transition entre l’effet de silhouette représenté par Eugène Marx et les recherches plus rationnelles conduites par James Warnery et Léon Le Bel, architectes à Cannes et à Grasse, actifs en Ubaye entre 1910 et 1913. Francis Girard est l’un de ceux qui réfléchissent sur le projet de la villa moderne, détachée de toute référence tant historique que géographique. Il sera suivi dans cette voie par les architectes grenoblois Joseph Morard et Marius Bonnat.

Joseph Morard et Marius Bonnat, l’éclectisme assagi (1910-1927)

La troisième intervention réunit deux architectes grenoblois associés. Diplômé de l’École spéciale d’architecture de Paris en 1897, Marius Bonnat (1876-1927) fonde à Grenoble, avec son ancien condisciple d’école Joseph Morard, un cabinet d’architectes dont l’activité s’étend à toute la région alpine : usines, cités ouvrières, maisons à loyer, villas, châteaux, banques, constructions touristiques, hôtels, Palais des Industries touristiques à l’Exposition de Grenoble en 1925, etc. Limitée au seul site de Barcelonnette, leur intervention, la plus longue, s’étend de 1910 à 1927 et associe cinq villas et deux équipements publics : réaménagement de l’hôtel des Alpes et construction de la nouvelle banque de Barcelonnette (1925).

Ramelli, l’écriture balnéaire (1900-1914)

La quatrième intervention déterminante est celle de l’architecte suisse italien, Bernardino (?) Ramelli, installé à Lugano. Il travaille entre 1900 et 1914, principalement à Jausiers où il ouvre, devant l’ampleur des commandes, un second atelier. Ramelli signe des programmes ambitieux dont le point d’orgue est la construction du château des Magnans édifié entre 1903 et 1913. Les nouveaux modèles affichent une écriture méditerranéenne pittoresque inédite et trahissent un souci très marqué du rapport au site comme en témoigne le traitement spectaculaire de la façade sud entièrement ouverte sur le paysage.

Au côté de ces architectes particulièrement actifs et familiers des sites de Barcelonnette et de Jausiers, interviennent pour une commande isolée (exceptionnellement deux commandes), Adolphe Coquet (1841-1907) architecte à Lyon, Félix Duperron (Digne), Ulysse Bertrand, employé des chemins de fer PLM, Pierre Julien associé à l’architecte-expert Sautel (Marseille), Brier de l’Isle (Nice). Les architectes installés sur la Côte-d’Azur sont aussi présents avec James Warnery associé à Léon le Bel et les frères Jacques et André Robert qui œuvrent à Cannes aux côtés de Casimir Reynaud.

Les architectes parisiens des grands magasins au Mexique interviennent aussi dans la vallée. Georges Debrie (1856-1910) associé à l’ingénieur Georges Pierron est diplômé de l’École des Beaux-Arts de Paris en 1877, ancien élève de Julien Guadet. Proche collaborateur de Deglane, Paul Dubois est l’auteur de la façade du Grand Palais sur l’avenue Marigny. Choisi par le grand Prix de Rome Émile Benard (1844-1929) pour aller travailler au Mexique sur le chantier du palais législatif à Mexico, Paul Dubois s’installe à son compte et devient l’architecte des grands magasins des barcelonnettes au Mexique.

Hiriart-Tribout-Beau et Gruber

La dernière grande intervention pendant l’entre-deux-guerres, la construction de la villa Bleue (1931), est confiée à l’architecte d’origine basque Joseph Hiriart (1888-1946). Diplômé de l’École Nationale des Beaux-Arts en 1922, issu de l’atelier Gustave Umbdenstock, Joseph Hiriart s’associe avec ses anciens condisciples d’atelier : Georges Tribout, Georges Beau et François Lafaye. Ensemble ils interviennent dans l’est, la région parisienne et le midi pyrénéen. Directeur des exposants à l’Exposition universelle de 1937, Joseph Hiriart avait aussi créé une agence en Tunisie.

L’architecte basque connaît bien la vallée de Barcelonnette. Son beau-père, Joseph Signoret dit « Placette », est originaire de Saint-Paul-sur-Ubaye, dans la haute vallée et l’un des directeurs associés du Palacio de Hierro à Mexico. L’architecte « aime par-dessus tout les Alpes » où il réside souvent et construit pour lui-même une grande maison à Saint-Paul-sur-Ubaye, berceau de sa belle-famille.

Pour cette commande exceptionnelle à Barcelonnette, Joseph Hiriart réunit autour de lui la brillante association constituée en 1925 à l’exposition internationale des Arts Décoratifs et Industriels de Paris pour la réalisation du fameux pavillon de la Maîtrise des Galeries Lafayette. L’association est composée des architectes Georges Tribout (1890-1970) et Georges Beau et du peintre-verrier Jacques Gruber (1871-1936), président de la classe du vitrail. Depuis 1925, l’architecte basque et le peintre-verrier nancéien sont étroitement associés dans un grand nombre de villas, grand hôtel et casino, construits au Pays basque.

6. Les artistes-décorateurs

Jacques Gruber (1871-1936) et l’École de Nancy

Précédé dans la vallée par le lorrain Charles Champigneulle (1853-1905) à qui l’on doit les verrières de l’escalier de la villa l’Abri, Jacques Gruber (1871-1936) travaille d’abord pour les commanditaires barcelonnettes au Mexique, sur les chantiers des grands magasins. Membre fondateur de l’École de Nancy dont le rayonnement international marque les années d’avant-guerre, Jacques Gruber développe tous les thèmes chers à l’Art Nouveau avant de promouvoir, après 1918, le vitrail moderne. Sa production est alors marquée par les nouveaux thèmes de la modernité : l’Industrie, le Progrès, le Travail, etc. Sa double intervention à Jausiers et Barcelonnette s’inscrit dans cette évolution à la fois thématique et artistique : le thème de la nature (villa Javelly) et le thème de l’industrie, précisément le patrimoine industriel des négociants barcelonnettes au Mexique (villa Bleue).

Les ateliers grenoblois et marseillais

Personnalités bien identifiées en province, implantées principalement à Grenoble et Marseille, les maîtres-verriers occupent une place prépondérante. Les maisons grenobloises sont particulièrement représentées avec les ateliers Jean Bessac, Bernard et Louis Balmet. Membre du Comité français des Expositions depuis 1889, Louis Balmet (1876-1957), actif en Ubaye de 1900 à 1928, est le plus entreprenant par le nombre et la variété des compositions : verrières d’escalier, vérandas, chapelles funéraires. Auteur de la monumentale verrière archéologique du château des Magnans, il signe encore la totalité des vitraux pour la nouvelle église paroissiale de Barcelonnette en 1928.

L’apport piémontais

Les liens géographiques et historiques qui unissent depuis toujours la vallée de l’Ubaye et le Piémont sont à l’origine d’une importante vague d’émigration d’entrepreneurs et d’artistes-décorateurs, omniprésents sur les chantiers des villas et des tombeaux de 1870 à 1930. Des générations d’entrepreneurs italiens se succèdent dans la maçonnerie, Luchini, Bovo, Tomasini et Civalero, dans la peinture décorative, Lurati, Sala et Massei, dans l’art de tailler la pierre, les tailleurs associés Rossetto et Rinaldi. Ces derniers travaillent avec le sculpteur Ettore Rizzi. Une équipe originaire de Lugano et réunie autour de l’architecte Ramelli se révèle particulièrement active sur le site de Jausiers.

Les maisons spécialisées dans le décor intérieur

Pour ces anciens négociants et industriels qui ont leur vie durant à la tête des grands magasins fabriqué dans leurs ateliers un grand choix de meubles français, italiens, anglais et américains, des installations complètes pour châteaux et villas, le décor intérieur est d’abord un produit manufacturé, symbole de l’alliance réussie des arts appliqués et de l’industrie.

Le décor intérieur des villas accueille exceptionnellement des bas-reliefs (sujets mythologiques) signés du sculpteur lorrain Clodion (1738-1814) et des lithographies marouflées sur toile, œuvres du célèbre peintre et affichiste de l’Art Nouveau, Alfons Mucha (1860-1939), deux acquisitions isolées, faites pour le château des Magnans et pour la villa Les Mélèzes.

À la tête de la Société d’Ornement Parisienne, le négociant Joseph Tron intervient directement dans le projet décoratif des villas et assure le règlement des factures auprès des différentes maisons parisiennes. La localisation des fournisseurs implantés à Marseille, Nice, Gap, Lyon, Grenoble, mais aussi Paris ou Nancy, montre la multiplicité de circulation des fournitures qui parviennent jusqu’en Ubaye, en dépit de l’absence du chemin de fer. Toutes ces maisons spécialisées dans le décor et l’équipement de la maison s’enorgueillissent de plusieurs titres et médailles obtenus lors des concours organisés pour les grandes expositions universelles.

Parmi les maisons spécialisées en décoration dans la production des industries du meuble, de la sculpture ornementale, de la marbrerie artistique, des produits céramiques, de la verrerie, de la peinture décorative, des étoffes et même de la décoration des jardins, on retiendra les noms d’Eugène Apy, Partol & Cie (entreprise générale de peinture et travaux d’art) qui réalise le décor des salles du Palais de Cristal, de l’Alcazar et du grand Café de la Bourse à Marseille, Barbedienne (fabrique de papiers peints), Jules Lœbnitz (faïences décoratives), Krieger (ameublements complets pour appartements, châteaux et villas), Albert Georges (marbrerie, sculpture et gravure, grand choix de cheminées), Auguste Léger & Cie (plâtrerie décorative), Lesbros (menuiserie décorative), Rey (sculptures), auteur des sculptures de la fontaine Estrangin et de la gare Saint-Charles à Marseille, Fillon (ardoiserie, zinguerie et ornementations), Théodore Donzet & Fils (vitraux d’art), première maison installée à Marseille vers 1875, qui « a redonné dans notre département le goût du vitrail sur plomb que l’on était obligé de commander à Paris ou à Lyon ».

7. Architecture et urbanisme

« Barcelonnette n’avait pas encore cette ceinture de villas cossues qui lui donne un air de ville d’eau à la mode ou plutôt de ce qu’elle commence à être, de ce qu’elle deviendra certainement, une charmante station d’été. » (François Arnaud).

Répartie de 1870 au début des années 1930, l’édification des villas de Barcelonnette et Jausiers accompagne les variations de la prospérité économique des barcelonnettes implantés au Mexique. On distingue de la même façon une première phase, celle de l’implantation (jusqu’en 1890), une deuxième, celle des grands magasins (1890-1920) qui voit en Ubaye la création de la villa-château, puis une troisième, entre les deux guerres, qui correspond aux difficultés économiques du commerce et de l’industrie au Mexique et se traduit dans la vallée par l’arrêt progressif des commandes de villas.

À Barcelonnette

La création d’un parc de villas à Barcelonnette réunit une cinquantaine de villas réparties sur une vingtaine d’hectares à la périphérie de la ville médiévale. La première campagne de construction (1870-1890), caractérisée par une implantation spontanée, compte onze villas disséminées au sein de très grandes parcelles. Avec un parc de 6 hectares, la villa La Sapinière dispose d’un espace presque équivalent à la quasi-totalité du centre urbain intra-muros.

Les nouvelles constructions suburbaines n’obéissent à aucun plan d’ensemble, pas plus qu’elles ne manifestent un quelconque souci d’alignement. Certaines choisissent la proximité de la ville, les autres, volontairement retranchées, préfèrent s’isoler. Le plan de la ville dressé en 1889 par le notaire François Arnaud, particulièrement précieux pour l’identification de l’état du parcellaire de 1833 à 1889, montre les premières villas librement éparpillées au milieu des vergers et des prairies, implantées bien au-delà des moulins, jusqu’alors seuls à l’écart de la ville.

Après ces entreprises isolées et ponctuelles, une amorce d’urbanisation concentrée, réfléchie et continue jusqu’en 1914, voit le jour. L’émulation aidant, on assiste à la volonté de la part des commanditaires de se regrouper et de s’aligner, comme au Mexique, à l’époque des magasins. Il est frappant de constater que les premiers propriétaires n’ont pas été jaloux de l’espace dont ils disposaient et ont vendu une partie, voire la moitié de leur terrain aux nouveaux arrivants : Auguste Ayé (La Grande Épervière) vend à Auguste Borelly (villa Durango), Henri Reynaud (le Verger) vend à Alphonse Michel (l’Abri), Jules Tron (Mon Plaisir) vend à Auguste Allard (villa Marie-Joseph). Pour financer la construction de la fabrique de textile qu’il projette d’implanter au Mexique (fabrique de Santa-Rosa), Alexandre Reynaud vend en 1895 à Antoine Signoret la totalité de sa vaste propriété comportant une villa (la Sapinière) et la ferme. Nouveau propriétaire de la villa, Antoine Signoret vend à son tour une partie de la propriété située au sud du chemin de la Galopine. Le démembrement de la parcelle, la plus importante constituée avant 1880, sera à l’origine du futur lotissement de villas à l’est de la ville.

Cette deuxième campagne, débutée en 1890, rassemble trente-et-une villas. Elle opère par vagues successives et localisées, entraînant la création d’un front de ville à l’ouest et la constitution de nouveaux quartiers à l’est. Une première étape se situe à l’ouest, à l’entrée de la ville, quartier de l’ancienne sous-préfecture. Tout un front de villas régulièrement ordonnancées les unes par rapport aux autres est édifié entre 1900 et 1903. Dès lors, les constructions se succèdent avec une étonnante continuité, marquée de temps forts. Une deuxième étape se situe autour des années 1905-1906, puis une troisième et dernière étape entre 1910 et 1914. Les villas occupent les parcelles nouvellement créées au sein des nouveaux quartiers. Cette seconde campagne comptabilise à elle seule les deux tiers des villas recensées. Avec 42 villas sur 51, la ceinture de villas autour de Barcelonnette est ainsi constituée. Entre 1890 et 1914, le site de Barcelonnette offre l’image d’un vaste chantier continu, associant les nouvelles constructions et la mise au goût du jour des premières villas et autres constructions rachetées par les anciens négociants du Mexique. Une campagne de rhabillage importante et méconnue touche cinq villas : la Sapinière, la Roseraie, la villa Puebla, le château du Peyra et la villa Anita.

Après la coupure brutale de la guerre, il faut attendre les années 1920 pour assister à la reprise des chantiers, définitivement interrompus en 1931. Les dernières villas, réduites au nombre de neuf, occupent les rares parcelles encore libres : villa Mirandol, villa Émile, villa Caire, le Brec, villa Robert, la Tapatia, chalet Monique, villa Dalette et la villa Bleue.

À Jausiers

Le site de Jausiers situé à six kilomètres de Barcelonnette groupe une vingtaine de villas dispersées sur un territoire particulièrement étendu. La première vague de constructions compte trois villas édifiées à l’entrée et à la sortie du bourg, bénéficiant de parcelles inégales, tantôt très étendues, tantôt très modestes. Leur implantation régulière prolonge l’ordonnancement urbain dans l’axe de la grand’rue.

Les constructions des riches années 1890-1914 sont très nombreuses, soit quatorze nouvelles villas disséminées sur l’ensemble des quartiers, depuis le quartier Sainte-Anne à l’entrée du bourg jusqu’au Clos de Gueynier, sur la route de Restefond. Les années 1910-1914 sont déterminantes pour le site de Jausiers avec l’ouverture de quatre chantiers importants : villa Les Charmettes, villa Javelly et le spectaculaire château des Magnans, sans oublier la villa Campecina. À ces nouvelles constructions vient s’ajouter le rhabillage des façades urbaines de la grand’rue reconstruites après l’incendie de 1873 sous l’autorité de l’architecte Ramelli, particulièrement actif.

Une seule villa construite en 1931 (villa Édouard Caire) témoigne de la réduction significative du nombre des constructions et annonce la fin, dans la vallée, de la commande des anciens négociants du Mexique.

Les codes de la villégiature

À Barcelonnette comme à Jausiers, les villas ont bénéficié d’un espace vierge de toute construction, occupé par « la campagne rurale cultivée ». Le choix de Barcelonnette, sous-préfecture, l’a parfois emporté. D’autres propriétaires désireux de construire à Jausiers, se sont résignés devant le manque de parcelles disponibles à s’implanter à Barcelonnette. L’édification des villas n’a fait l’objet d’aucun plan d’aménagement. Il n’y a pas eu de vaste opération immobilière conduite par un riche mécène comme la famille Boulomié à Vittel ou l’attrait d’une personnalité artistique comme Edmond Rostand au Pays basque, pas davantage une opération de spéculation foncière liée à l’essor de la Société des Chemins de Fer.

Tous natifs de la vallée, à l’exception d’un commanditaire d’origine piémontaise (Laurent Bernardini, villa Campecina), les futurs propriétaires ont été très attentifs à la gestion du chantier, consignant dans un volume le mémoire complet de la construction, numérotant chaque devis, entretenant une longue correspondance avec l’architecte, mais aussi avec les entrepreneurs et les nombreux fournisseurs.

Les questions d’aménagement et d’urbanisme liés à la multiplication des villas ne les ont pas laissés indifférents et tous, collectivement, ont pris à cœur l’embellissement et la modernisation du site, particulièrement à Barcelonnette. Casimir Reynaud et Adrien Berlie, futurs propriétaires, investissent et obtiennent en 1897, pour 20 ans, le monopole de l’établissement et de l’utilisation de l’électricité à Barcelonnette, dix-huit ans seulement après Paris.

La création de belles avenues mobilise l’énergie et les capitaux des propriétaires qui veillent eux-mêmes à l’établissement et à l’aménagement des nouvelles allées. Au cœur du nouveau lotissement constitué à l’est de la vieille ville médiévale, Pierre Joseph Léautaud et Léon Faudon exposent au conseil municipal en date du 1er septembre 1904 que le terrain qu’ils possèdent va s’agrémenter de villas et proposent de transformer le chemin de la Galopine en une belle rue. Pour cela, ils offrent à la ville d’abandonner une bande de terrain de 524 mètres carrés et participent aux frais dus à l’établissement d’un drain et à l’empierrement de la chaussée sur huit mètres de largeur. Deux ans plus tard, en août 1906, le chemin de la Galopine devient une allée, « la plus belle avenue de la ville ». Le 28 septembre 1907, le conseil municipal rassemblé autour du maire Gousselo décide de lui donner le nom d’avenue Porfirio Diaz « considérant que le président Porfirio Diaz a puissamment contribué au succès de la colonie des Barcelonnettes ».

Constitué autour de Casimir Reynaud, véritable figure de proue, un nouveau groupe de propriétaires, que l’on retrouve très actif à Cannes, fait au même moment des projets pour l’amélioration et l’embellissement de Barcelonnette. Le programme est grandiose : transformation en jardin public du marché du Gravier au sud de la ville, création d’un nouveau marché aux moutons, percement d’un boulevard qui prolongerait en ligne droite la nouvelle avenue Porfirio Diaz jusqu’à la route de Nice, plantation le long des allées et promenades nouvellement créées, construction de nouvelles fontaines publiques, réorganisation du service des eaux. Ce programme ambitieux restera lettre morte et continue, un siècle après, d’alimenter les rêves d’urbanisme de nos contemporains.

Le « comité mexicain » projette encore la construction d’un Grand Hôtel à Barcelonnette, édifice fondateur par excellence de la station balnéaire ou estivale. Implanté sur un terrain appartenant à Joseph Tron, qui présente la plus belle vue panoramique, dominant la ville tout en ayant un accès facile et immédiat, le projet architectural très spectaculaire abrite quatre étages de 30 chambres chacun, « genre Touring-Club comme le projet d’hôtel pour le golf de Monte-Carlo ». Il est prévu un grand salon pouvant servir de salle de réunions et de fêtes. « Il n’y a pas une salle à Barcelonnette où la jeunesse puisse se réunir, entendre de la musique, danser, où les gens de la colonie puissent recevoir. » (lettre de Charles-Henri Nicod, Nice, 1921).

Confié à l’architecte de renom Édouard Niermans (1859-1928), installé à Nice en 1909, auteur de nombreux grands hôtels, (dont l’hôtel Negresco), casinos et villas, le projet porte aussi la signature de ses collaborateurs, Charles-Henri Nicod, Émile Molinié et Albert Pouthier. Sa présentation par Édouard Niermans lui-même, prévue à Barcelonnette le dimanche 25 septembre 1921, « jour de la fête donnée par la colonie mexicaine pour fêter le centenaire du 1er départ des colons de Barcelonnette pour le Mexique », n’a pas lieu. Le projet pourtant très avancé, est abandonné. Le monument-phare de la villégiature ne sera pas construit à Barcelonnette, les propriétaires des villas préférant spéculer sur le site de Cannes. La villégiature en Ubaye reste l’apanage d’une communauté de familiers, tous originaires du site.

Des villas ouvertes sur le site

Toutes les villas de Barcelonnette, sans exception, obéissent à la même implantation en fond de parcelle, au nord, quelles que soient la forme et les dimensions du parcellaire. Ainsi tout l’espace du parc et du jardin se développe au midi, la construction jouant même le rôle non négligeable de protection. À Jausiers, seules trois villas conservent l’exposition nord-sud des villas de Barcelonnette : le château des Magnans, la villa Manon, la villa Campecina. Les autres observent le même jeu de frontalité sur rue, mais selon une exposition est-ouest.

Les exigences du rapport au site se doublent du rapport à l’urbanisme. Ainsi selon l’aménagement des quartiers, les villas se scindent en deux groupes bien distincts : celles situées au nord de la voie et celles situées au sud et dans ce cas précis, entre plusieurs voies selon un axe est-ouest pour Barcelonnette et un axe nord-sud pour Jausiers.

Les villas édifiées au nord de la voie conjuguent, sur la seule élévation sud, les deux fonctions essentielles de « l’accès/paraître » et du « site/confort », exposées à un seul point de vue. Au côté de cette première catégorie de villas « frontales », les villas construites au sud de la voie, entre plusieurs voies exposées à plusieurs points de vue, villas « plurivisuelles », distinguent sur deux élévations les fonctions de l’accès et de la jouissance du site.

Les premières concentrent l’essentiel du travail architectural et décoratif sur la seule élévation sud, l’élévation nord adossée à l’adret restant invisible. Les autres nécessitent une cohérence globale. Le rapport au site et à l’urbanisme se révèle être un facteur déterminant et normatif pour le rendu architectural.

Avant 1890, les villas « plurivisuelles » présentent un traitement architectural identique sur les deux élévations nord et sud. Après 1890, la double mise en scène de l’édifice entre rue et jardin se traduit par un traitement différencié, voire radicalement distinct, entre l’élévation nord et l’élévation sud. Dans les deux cas, villas « frontales » et villas « plurivisuelles », l’élévation privilégiée par le travail de l’architecte est celle de l’accès. La villa du propriétaire-rentier regarde vers le spectacle de la rue. Seule une villa, la villa Brun à Barcelonnette, voit son élévation d’accès négligée et anodine, supplantée par l’ampleur et la richesse du programme de l’élévation sur jardin.

La maison fermière

Héritière des communs de la demeure aristocratique, la maison fermière, appelée encore maison ferme ou maison rustique, accompagne le programme de la villa en Ubaye. Son implantation sur la parcelle varie peu, toujours rejetée en fond, souvent dans le prolongement de la villa. Lorsque la propriété ne peut contenir à la fois la villa et la maison ferme, celle-ci est construite sur une autre parcelle, séparée par la voie. Sa construction n’est pas toujours contemporaine de la villa. Dans certains cas, la maison fermière précède de quelques années l’édification de la villa. Ainsi celle du château des Magnans construite en 1895, précède de dix-huit ans l’achèvement de la construction du château.

Programme modeste, la maison fermière réunit deux niveaux sous combles. Le rez-de-chaussée rassemble l’essentiel des activités rurales. Il abrite une remise, un vestibule, une écurie divisée en trois parties ou stalles à chevaux, avec une rigole et une crêche-mangeoire réalisée en ciment armé sur toute la longueur du mur, sans oublier le poulailler et une lapinière aménagée. Le premier étage, desservi par un escalier droit à une seule volée, est réservé à l’habitation du gardien. Composée d’une cuisine avec un potager et un évier en pierre de taille, de deux chambres avec cheminée, un cabinet, un water-closet et un tombereau, petite pièce où était entreposée la paille, elle est parquetés en pitchpin (à l’exception du tombereau planchéié en mélèze). Les combles parquetés en planches de mélèze abritent le grenier à bois et à foin.

Avant 1890, la maison fermière est souvent imposante et massive, très proche dans son volume et sa physionomie de la ferme ancestrale, dépourvue de toute intention décorative. Après 1890, son traitement architectural se rapproche ostentiblement de celui de la villa et participe à la scénographie générale. Ce faisant, elle perd son caractère « rustique » pour prendre des allures de petite maison coquette. Dans certains cas, elle reprend à son compte la caractéristique formelle et stylistique de la villa.

Deux édifices, les maisons fermières de la Sapinière construite en 1902, et celle de la villa Mon Plaisir (1897), retiennent l’attention par leurs proportions spectaculaires et leur traitement architectural qui ne cherche plus à s’harmoniser avec la villa, mais témoigne d’un caractère autonome. Pour ces deux programmes, on a fait appel à l’architecte Eugène Marx. Les deux édifices imposants adoptent le même plan original avec deux ailes en équerre et témoignent d’un souci décoratif.

Pendant l’entre-deux-guerres, on assiste à la disparition progressive de la maison fermière. Avec l’apparition du garage intégré au bâti, la villa moderne se suffit désormais à elle-même. Les nécessités domestiques s’allègent, l’automobile remplace avantageusement attelage, landau et phaéton. Significatif de ce changement, la seconde maison fermière de la Sapinière édifiée en 1902 (la Petite Sapinière), change de programme et devient en 1931, au moment même où s’achève la dernière campagne de villas, une maison d’habitation à part entière. Seule la villa Bleue fait ici encore exception avec une imposante maison fermière qui continue d’abriter le logement du gardien et le garage pouvant accueillir trois voitures.

Parcs fruitiers et paysagers

L’aménagement du parc et son tracé observent une évolution comparable au traitement architectural et décoratif de la villa. Avant 1890, parcs et jardins se signalent par l’établissement d’une grande allée droite tracée dans l’axe de la villa et qui partage le parc en deux parties parfois inégales. À la symétrie de la façade fait écho la régularité du tracé. Plantée de marronniers et de sycomores, la grande allée d’axe rappelle ainsi la grande allée distinctive de la bastide. Elle conduit à la villa à partir d’un portail exécuté d’abord en maçonnerie, puis en pierre de taille, prolonge la perspective et débouche enfin sur le perron. De part et d’autre de l’allée centrale, un immense verger (plus de trois hectares pour la villa Puebla) caractérise la première génération de parcs et jardins qui conservent ainsi fidèlement la mémoire d’une terre nourricière. Le verger extraordinaire compte une invraisemblable quantité d’arbres fruitiers : pêchers sur pruniers, abricotiers, cerisiers, pruniers, poiriers sur cognassiers, pommiers, pour lesquels on multiplie encore les variétés.

Le potager quant à lui peut occuper jusqu’à 5000 m2 pour un parc d’un hectare. Son établissement est à ce point essentiel que l’organisation générale de la propriété se fait dans le souci d’une plus grande protection des plantations. On complète l’abri créé par la masse de la villa de hauts murs de clôture au pied desquels pourront croître quelques 42 groseillers variés, 100 framboisiers, 400 fraisiers à gros fruit, 200 griffes d’asperge, etc. Arbres, plants, graines sont acheminés par « petite vitesse » de Grenoble à Prunières puis confiés au voiturier jusqu’à Barcelonnette et Jausiers, sous la direction du chef de culture envoyé par la pépinière grenobloise (maison Paul de Mortillet, La Tronche).

Dans cette organisation rurale guidée par un souci d’économie domestique, on comprend mieux la place de la maison fermière. Son accès est soigneusement défini dans les devis : « Comme bordure pour l’allée conduisant à la maison rustique, nous vous conseillons comme plantes rustiques, si c’est pour partie ombragée : le lierre et la pervenche surtout. Pour partie exposée au soleil : le chiendent à feuilles panachées, le phalaris rubané, le fétuque glauque, le plumbago sarmenté, etc. Les rosiers font également de fortes et jolies bordures. » (correspondance de Paul de Mortillet, 1880).

Avec la création en 1900 de l’ambitieuse villa-château, parcs et jardins développent un tracé paysager et pittoresque. À la dissymétrie des façades répond la fantaisie et l’irrégularité des allées. Le parc d’agrément fait son apparition et adopte les senteurs les plus subtiles, les essences les plus exotiques, les arbres d’ornement les plus rares. D’où l’introduction dans le paysage alpestre d’une population végétale inattendue : arbres de Judée, sophoras, séquoias (wellingtonia gigantea), sapins de Nordmann, catalpas, vernis du Japon, noyers d’Amérique, tilleuls du Mississipi, cèdres de Hollande, aucubas, magnolias, yuccas. Devant la multiplication des parcs, le jardinier Boireau ouvre en 1911 à Barcelonnette un établissement floral pour la culture de toutes plantes, arbres fruitiers et arrangements de massifs.

Des constructions et édicules de toutes sortes viennent compléter la mise en scène paysagère autour de la villa : châteaux d’eau, grottes et petits abris en rocaille, bassins et surtout gloriettes, omniprésentes et placées à l’entrée du parc. L’architecture de la villa aussi participe à cette scénographie et s’ouvre de toutes parts sur le jardin : adoption du bow-window issu de l’architecture anglo-saxonne, de bretèches, de la terrasse et surtout de la véranda, autant de solutions figuratives et pratiques pour associer l’espace intérieur à l’espace extérieur. La véranda, totalement inconnue des premières villas, constitue parfois un véritable jardin intermédiaire avec son oranger, ses grenadiers, ses pivoines et ses rosiers immortalisés par le travail du peintre-verrier. On est ainsi passé de la demeure urbaine, strictement murale, à la villa de villégiature, à « orientation multiple », consacrant un nouvel art de vivre, inédit dans la vallée.

Le traitement du portail et des murs de clôture affiche un art consommé de la stéréotomie pratiquée par les tailleurs de pierre piémontais. Dessiné désormais par l’architecte, il est étroitement associé au projet décoratif de la villa. La fermeture en métal reproduit ainsi le dessin des ferronneries de la véranda, des balcons et des balconnets dans un vif souci d’unité stylistique.

Les plus ambitieux des propriétaires ont fait appel à des paysagistes italiens, les frères Mangiarotti, auteurs des jardins publics de Gênes. Le tracé du parc est parfois placé sous la responsabilité de l’architecte qui assume la totalité du programme : villa, annexe et jardin. Soucieux de moderniser et d’embellir leur parc certains propriétaires confient à un horticulteur-paysagiste sa restauration, une quinzaine d’années après sa création.

Dans le projet aquarellé signé du cannois Troncy, en date du 16 août 1914, le tracé paysager et romantique des allées et des pelouses de gazon, ménageant coins et recoins à l’abri des regards, prime sur le potager réduit et rejeté à l’est et consacre la disparition totale du verger. À l’ouest, un nouvel espace ludique et réservé aux activités sportives fait son apparition avec la création d’un court de tennis, d’un jeu de croquet et du kiosque pour permettre la pause.

Propriétaire de la villa Manon à Jausiers, Benjamin Teissier assure lui-même l’entretien de son jardin renommé pour ses roses. Passionné de botanique, il passe de longues heures à la création de nouvelles espèces. Une rose porte aujourd’hui son nom.

La modestie des propriétés d’entre-les-deux-guerres n’autorise plus le développement du parc, réduit à sa plus simple expression.

D’un équilibre fragile, nombre d’entre eux ont aujourd’hui disparu, le plus souvent lors du démembrement de la parcelle. Seules quelques villas témoignent de l’état d’origine et continuent de cultiver le charme des « parcs fruitiers et paysagers » imaginés par les anciens négociants du Mexique, soucieux de retrouver à la fois le verger de leur enfance et de jouir d’un décor digne de leur nouveau rang.

8. Typologies

« Il semble que la villa est l’habitation type de la bourgeoisie moderne comme le château était la demeure par excellence de l’ancienne aristocratie. Elle tient le milieu entre les somptueuses et incommodes constructions d’autrefois et la rustique maison de campagne. » (Lou Troumpetaïre, 1911).

Apparition de la villa (1870-1890) : le modèle urbain local

Les premières villas adoptent toutes un plan simple massé de forme rectangulaire auquel répond une élévation symétrique, à la fois nue et plate, percée de 5 travées et couverte d’une toiture à quatre pans. Seules deux villas, isolées au sein de cette première production, mettent l’accent sur le corps central. Les détails architectoniques peu nombreux se limitent à l’implantation d’un balcon central droit marquant l’axe de la façade, exceptionnellement soutenu par un porche à colonnes doriques. Les matériaux, autochtones, se limitent à la pierre de taille et le bois de noyer pour les menuiseries intérieures, soulignant ainsi l’ancrage de la construction dans les pratiques locales.

À la simplicité du plan correspond une distribution intérieure d’une netteté schématique. Les pièces de taille régulière forment un ensemble de volumes parfaitement homogènes. La cuisine a les mêmes dimensions que le salon, la salle à manger ou le bureau, placés au rez-de-chaussée. On ne relève pas de différenciation entre l’espace de réception et l’espace de service. Un simple couloir long et étroit dessert de façon identique les pièces d’apparat et les pièces liées au service. Un escalier rampe-sur-rampe à deux volées droites caractérisé par une maigre rampe à barreaux de fer rond bagués de cuivre assure la communication entre les étages. Le sous-sol voûté occupe la totalité de la surface bâtie, éclairé et aéré par quatre soupiraux en façade nord et sud. Il abrite la cave à vins, la cave à légumes, le garde-manger, la réserve de charbon et l’emplacement de la chaudière.

Le rez-de-chaussée ou « le niveau de jour » regroupe l’essentiel de l’activité publique et domestique. D’un côté l’espace de service (cuisine-office), de l’autre, l’espace de réception (salle à manger, salon et bureau).

Exposée au nord, la cuisine est toujours située à proximité de la salle à manger mais sans communication directe avec celle-ci pour éviter « l’odeur et le bruit », séparée par une petite pièce intermédiaire : l’office. Les pièces principales, les « pièces à vivre », sont exposées au midi, largement ouvertes sur le site. Le bureau, typique de la maison bourgeoise, occupe, dans le contexte des villas de l’Ubaye, une position particulière et permet à des hommes d’affaires de conserver de retour du Mexique une activité commerciale et financière importante. Plus qu’un simple « fumoir-bibliothèque », le bureau est ici le siège de la gestion de la fortune. Proche de l’entrée, il est toujours situé au nord.

Au premier et au second étages, « niveaux de nuit », se trouvent les chambres dont le volume correspond à celui des pièces du niveau de jour. La chambre de Madame occupe avec celle des enfants la meilleure exposition au midi, tandis que celle de Monsieur est rejetée au nord. Les chambres communiquent entre elles par le cabinet de toilette. Elles possèdent toutes une cheminée.

La filiation stylistique des premières villas se trouve du côté de la demeure urbaine locale, héritée du XVIIIe siècle. Avec leurs proportions massives et régulières, leur parti pris d’horizontalité et de symétrie, les villas de cette première période se contentent de réinterpréter le seul modèle local. Il en résulte une grande homogénéité architecturale. Pour ces premières constructions, le commanditaire a fait appel au maître-d’œuvre local, un maçon à qui il confie le plan qu’il a lui-même dessiné. Il s’agit parfois d’une personnalité à l’activité multiple qui cumule les responsabilités et que l’on retrouvera plus tard associé aux architectes, Rémy Reynaud (1858-1937), commis des Ponts et Chaussées, agissant en qualité d’architecte pour la ville de Barcelonnette. Le terme choisi pour évoquer les premières villas est celui de « bâtisse ». Il sera remplacé bientôt par celui, significatif, de « villa-château ».

Le temps des architectes : triomphe de l’éclectisme (1890-1914)

L’intervention d’un homme de l’art dans le projet de la villa marque une rupture et détermine un programme inédit en Ubaye : celui de la villa-château. Les nouvelles constructions multiplient les modèles dans un souci nouveau de fantaisie formelle et décorative. Les premières constructions ne restent pas longtemps à l’écart de ce nouveau langage architectural et décoratif. « Par conviction ou par snobisme, tout propriétaire veut du pittoresque. » (L’Architecture Usuelle).

Cette rupture totale a de la même façon (et au même moment) touché le programme du magasin au Mexique, où sous la signature d’un architecte, d’élégantes silhouettes ont remplacé les modestes espaces occupés par les premiers établissements. L’adoption d’un plan complexe et asymétrique « qui se prête mieux aux accidents pittoresques d’un site agreste et aux variétés d’un programme plus important », distingue désormais les nouvelles constructions. Le traitement asymétrique des élévations fait preuve d’une grande fantaisie.

Cette nouvelle complexité du plan génère des combles particulièrement ambitieux dans lesquels s’identifie l’originalité de l’architecture moderne pittoresque et témoigne aussi de son souci d’adaptation au site et à son climat. « Je crois qu’il convient d’adopter à Barcelonnette un extérieur très simple de construction « genre Suisse », fait en ardoises avec avant-toit ou auvent très prononcé à forte pente, pour faciliter le glissement de la neige. » (lettre d’Édouard Niermans, 1922).

Son développement est spectaculaire et réunit plusieurs types disponibles : le toit brisé ou comble à la Mansart, le toit brisé en pavillon, le toit composite associant plusieurs éléments (pignon couvert, fausses croupes, toit en bâtière, etc.) auxquels s’ajoute toute une panoplie d’éléments de second-œuvre : œils-de-bœuf, lucarnes, épis de faîtage …

Le nouvel effet pittoresque, fruit de plusieurs avant-projets réalisés par l’architecte qui ne ménage pas son imagination, fait encore appel à un grand nombre de matériaux nouveaux et de produits industriels tels que la brique, les céramiques émaillées de couleur, le fer, la pierre factice moulée qui se substitue à la pierre de taille locale.

À l’intérieur de l’enveloppe, la distribution s’enrichit et se diversifie. L’espace de service et l’espace de réception se développent considérablement. Le volume et la structure des pièces évoluent en fonction de leur attribution. On assiste à une hiérarchisation des différents espaces. Seule l’orientation des pièces ne varie pas. L’architecte développe un art de la mise en scène autour du thème central des circulations horizontales et verticales. Un large vestibule sur le modèle du hall à l’anglaise relayé parfois par une antichambre remplace le triste couloir. L’escalier mis en scène par la création d’un arc monumental adopte différents types de plans (carré, rectangulaire) et multiplie le nombre de volées. Traité le plus souvent en bois de noyer, exceptionnellement en marbre, il est associé désormais à un vitrail.

Au-rez-de-chaussée, les pièces de service s’enrichissent de nouvelles fonctions : la souillarde et la dépense (pièce où l’on reçoit et paye les fournisseurs). Au sein des pièces de réception, on distingue désormais la grande salle à manger de la petite salle à manger, le grand salon du petit salon, dissociant l’espace réservé aux convives et celui consacré à la vie familiale. Dans certains cas, le bureau ou « cabinet de travail » situé au midi, se voit élevé au même rang que les salons. Aux étages « de nuit », les chambres se multiplient, différenciées par leurs tailles. La chambre des maîtres placée au midi, au-dessus de la salle à manger, bénéficie d’un agrément nouveau grâce au prolongement à l’étage de l’aile en retour d’équerre ou du bow-window.

Une évolution perceptible dans le plan et le traitement des espaces se fait jour dans les années 1910, glissant progressivement de l’imposante villa-château vers la villa suburbaine et son souci moderne du confort. Le sous-sol de la villa s’ouvre aux exigences contemporaines et abrite le garage. Une nouvelle pièce centrale conjugue au rez-de-chaussée l’espace du salon et l’espace occupé par la véranda, déterminant un nouveau mode de vie qui ignore la hiérarchisation et la réglementation de l’espace domestique. De cette époque date enfin l’installation du chauffage central qui équipe désormais toutes les constructions.

L’apparition dans le paysage urbain de la villa-château et la multiplication des modèles rivalisant de fantaisie favorisent le développement du style éclectique qui préside alors à la création de nombreux sites de villégiature contemporains. En ce sens, les villas de Barcelonnette et de Jausiers partagent avec les villes d’eaux, les stations balnéaires et les stations de montagne, mais aussi les banlieues, le même goût pour une architecture moderne pittoresque.

Le grand absent du répertoire architectural et décoratif des villas de l’Ubaye est le style régionaliste. Parce qu’il était important de se distinguer et rompre avec l’architecture vernaculaire, mais aussi parce qu’il n’existe pas dans la vallée un langage fortement empreint d’identité comme au Pays basque. On ne trouve ainsi aucun échantillon des nombreux styles néo-régionaux alors en vogue tels que le néo-basque, néo-normand ou néo-provençal. Le langage du pan de bois, aussi bien rural qu’urbain, français, anglais ou germanique, alsacien ou normand, est totalement et curieusement absent des sites de Barcelonnette et de Jausiers. Pas de chalets savoyards, suisses ou cottages anglais à pans de bois qui auraient pourtant trouvé un large écho dans le relief et le paysage de montagne.

L’autre absent du répertoire est le style exotique. Là encore, les villas n’ont pas recherché l’exotisme des architectures lointaines transposées, comme les villas néo-mauresques du littoral méditerranéen. Elles n’ont pas davantage fait référence à l’architecture mexicaine, nourrie des influences hispanisantes nées de la conquête espagnole et qui distinguent quelques-unes des villas édifiées au Mexique par les mêmes familles. Les premiers émigrants, à quelques exceptions près, ont ignoré la culture mexicaine et son répertoire populaire. Il est de la même façon impropre d’évoquer l’architecture coloniale néo-classique fortement inspirée du modèle palladien qui qualifie les grandes villas de Louisiane.

Ce faisant, les commanditaires de la vallée de l’Ubaye ont ignoré les recherches du Mouvement moderne international particulièrement présent sur la Côte-d’Azur qu’ils ont pourtant assidûment fréquentée. La « fantaisie raisonnée » des villas de l’Ubaye s’inscrit sans grande révolution dans l’histoire de l’habitation suburbaine de Viollet-le-Duc à l’Art Nouveau.

Vers la villa moderne (1925-1935)

Beaucoup plus modestes, les toutes dernières villas évoluent vers le modèle de la construction moderne débarrassée de tout pittoresque. Les grands mouvements de toiture sont abandonnés au profit d’une couverture à quatre pans. Une seule commande, exceptionnelle, maintient l’ambitieux toit brisé en pavillon (villa Bleue). Le retour à des formes massées simples et régulières distingue les dernières réalisations qui ne cherchent plus à rivaliser entre elles. La villa Dalette achevée en 1931 se contente même d’imiter purement et simplement une construction récente, le chalet Monique, ce qui permet de faire l’économie du recours à l’architecte.

La distribution trahit une réduction significative des différents espaces, ce qui dans certains cas entraîne leur concentration. Le sous-sol surélevé est aménagé et abrite le bureau. Le rez-de-chaussée concentre désormais les fonctions du « niveau de jour » (pièces de service et de réception) et du « niveau de nuit » (chambres et dépendances). Un modeste vestibule ouvre sur un hall étriqué. La hiérarchisation de l’espace s’estompe : la salle à manger s’ouvre très largement sur le salon jusqu’à ne constituer qu’une seule et même pièce. L’intégration quasi systématique du garage au sous-sol de la villa entraîne la disparition de la maison fermière.

L’exploitation des matériaux se trouve considérablement réduite : disparition complète de la brique apparente, des produits céramiques, du métal, du bois et de la pierre de taille. Le béton (ciment armé) fait son apparition comme matériau privilégié.

À l’exception du programme emphatique de la villa Bleue, les dernières villas répondent aux nouvelles exigences de modernité et de confort, débarrassées du décorum longtemps lié à la grande résidence suburbaine jusqu’à 1914. L’architecture s’intègre de plus en plus au site. Elle ne cherche plus à être décorative mais s’adapte au rythme de la vie quotidienne moderne. La villa La Tapatia, construite en 1927, conserve, avec des allures de grande résidence suburbaine les formules mises au point vingt-cinq ans plus tôt avec la Rose des Alpes (1903). Un hommage, que les fils de Francis Girard, L. et François Girard, architectes à Paris, ont souhaité rendre à leur père. Pour le chalet Monique, l’ingénieur-architecte Félix Duperron introduit une touche décorative, une frise-bandeau exécutée à la tyrolienne dans une écriture des années 1930. Mais seule la villa Bleue, achevée en 1931, affiche ostensiblement son appartenance au style Art Déco et l’intérêt de son architecte pour les recherches contemporaines.

Les barcelonnettes de plus en plus intégrés au Mexique ne songent plus au retour en Ubaye. C’est désormais au Mexique qu’ils construisent leurs villas. Le style néo-classique caractérise alors les constructions les plus ambitieuses parmi lesquelles, l’énorme résidence suburbaine, propriété de la famille Michel, construite à Mexico (colonia Roma) sur un seul étage sur cave et couverte d’un toit terrasse, avec sa distribution horizontale de part et d’autre de la rotonde d’angle. Quelques villas adoptent un parti régionaliste hispanisant qui recourt volontiers à la pierre volcanique locale, le tezontle, matériau distinctif de l’architecture mexicaine. Exemple la villa Guichard, édifiée en 1926 sur le paseo de la Reforma, au centre de Mexico. Aujourd’hui isolée, elle côtoie une architecture contemporaine de verre. À Guadalajara, Louis Fortoul réclame à l’ingénieur-architecte Ernesto Fuchs, un chalet suisse, baptisé chalet Clémentine.

9. Architecture et réussite

« Construites par les enfants du pays, revenus près du berceau, après fortune faite. Ces villas ont un sens, entre le berceau et la tombe. » (Henry Bordeaux, IXe saison d’art alpin, Jausiers, 1934).

La construction d’une villa destinée à loger la famille du jeune émigrant qui réussit au Mexique (cas de la Roseraie, édifiée en 1882) est unique. Toutes les villas construites en Ubaye entre 1870 et 1935 sont destinées au nouveau propriétaire rentier et affichent la réussite de l’ancien émigrant. Dans la vallée comme au Mexique, les commanditaires barcelonnettes ont confié à l’architecture un rôle fondamental de représentation, « un statut d’exceptionnalité » ; représentation du pouvoir industriel (le grand magasin) et de la réussite sociale (la villa et le tombeau). Les villas ont bien été perçues ainsi par les contemporains qui les ont qualifiées de « types de villas d’Américains », mettant l’accent sur la fortune réalisée outre-Atlantique. Aujourd’hui, l’appellation de « villas mexicaines » nourrit la confusion et entretient le contre-sens quant au style même du projet architectural qui n’a rien emprunté au Mexique.

Les villas d’Américains de Barcelonnette et de Jausiers sont loin de constituer un cas isolé sur le territoire national. De nombreux sites en France, terre d’émigration importante, témoignent de la même façon et au même moment de cette volonté de marquer son nouveau statut par l’édification d’une architecture qui tranche avec les pratiques vernaculaires. Dans les vallées voisines du Champsaur, du Queyras, dans la vallée de la Blanche (pays de Seyne), creuset d’une émigration vers les États-Unis, les retours au pays s’accompagnent d’une architecture inédite. Ainsi les villas d’Aiguilles, près de Guillestre, ou les villas de Seyne-les-Alpes (à 40 kilomètres de Barcelonnette), affichent-elles un style pittoresque étranger aux pratiques locales.

Les villas des marchands de laine de Mazamet, dans le Tarn, qui ouvrent en Argentine d’importants comptoirs et reviennent au pays fortune faite, multiplient aussi les silhouettes fantaisistes et pittoresques. Les villas édifiées par les marchands de toile du Cantal, dites « maisons de marchands de toile », trahissent la même fantaisie formelle. En revanche, les bergers du Pays basque émigrés en Argentine adoptent le style régional, le néo-basque labourdin omniprésent et très caractérisé. Dans tous les cas, la démarche du commanditaire reste la même : témoigner de sa réussite sociale sur le sol natal.

Villas et tombeaux

Le projet de la villa en Ubaye ne se conçoit pas sans la construction du tombeau, ultime demeure « et dernier témoignage du pouvoir », dessiné parfois par le même architecte. Ainsi le grenoblois Francis Girard, présent sur le chantier des villas, intervient-il au côté des architectes Savoyat et Théresi, entourés de nombreux artistes-décorateurs. Villas et tombeaux observent encore la même évolution architecturale et stylistique.

Taillées exclusivement dans la pierre blanche sur un socle de calcaire coquiller, les premières chapelles (1880-1890) forment sous le ciseau du tailleur local, Antoine Armieux, un ensemble de constructions classiques avec leurs colonnes ioniques cannelées et engagées, frontons triangulaires et bossages à chanfrein (chapelle Garcin-Argentin, Barcelonnette). Dans une interprétation plus libre et plus fantaisiste, cette première production quelque peu stéréotypée mêle aussi colonnes tronquées et nichées, chapiteaux fantaisistes, frontons interrompus ou non, motifs de fleurs miniaturisées (chapelles Ricaud, L. Brun, J. Albertin et Henry Reynaud à Barcelonnette). La production d’Antoine Armieux atteint au monumental avec la chapelle néo-gothique F. Jacques et ses puissants contreforts d’angle jumelés en équerre. On notera le décor de remplage des ferronneries de la porte directement inspiré du gothique flamboyant. À l’inverse, la chapelle Faudon à Barcelonnette évoque l’ampleur des grandes ordonnances baroques.

Les marbriers Pierre Rossetto et Luigi Rinaldi, associés au sculpteur Ettore Rizzi, signent l’essentiel de la riche production des années 1900-1914, introduisant de nouveaux types ambitieux et éminemment décoratifs.

Très largement répandues, les chapelles monumentales à colonnes, exécutées le plus souvent dans la pierre noire de la Chapelue, alternent style néo-gothique et style néo-classique. Cette pierre calcaire du Queyras, dont l’atelier piémontais avait acquis l’exclusivité pour la vallée, caractérise encore le type du pavillon monumental à base talutée, compromis inédit entre style Empire et influence orientalisante. Nouveau type, la chapelle-pavillon adopte une couverture en berceau brisé avec volutes supérieures rentrantes, des pilastres corniers et un fronton-tympan richement sculpté. Réalisé exclusivement dans la pierre de la Chapelue, ce type hybride marque le sommet de l’éclectisme inventif qui caractérise la production artistique des tailleurs et sculpteurs italiens.

De nouvelles combinaisons architecturales exécutées en marbre de Carrare distinguent encore le portique à six colonnes corinthiennes cannelées qui abrite un sarcophage revêtu du drap mortuaire, le tempietto, de plan centré couronné d’un lanternon clos de vitraux et, enfin, le pilier monumental ou stèle-obélisque. Pour ces constructions exceptionnelles, le dessin atteint à la pureté des styles et à l’application fidèle de leurs règles et canons.

La réalisation des vitraux placés sur les murs latéraux des chapelles et face à la porte d’accès, est l’œuvre de plusieurs peintres verriers : André qui travaille à Aix-en-Provence entre 1869 et 1895 ; Jean Bessac, installé à Grenoble, auteur de la très belle Résurrection de la chapelle Berlie, aujourd’hui disparue. Omniprésent sur le chantier des villas, Louis Balmet signe en 1902 la scène de la Passion du Christ pour la chapelle Henry Reynaud, à Barcelonnette.

De magnifiques portes de bronze ouvragées portent la signature de maîtres-fondeurs appartenant pour l’essentiel à des ateliers parisiens : Thiebaut-Fumière, Reynaux-Lefèvre, Schwartz et Meurer, auteurs de l’ossature métallique du grand magasin La Ciudad de Mexico à Puebla. Remarquable par le choix du motif paléochrétien des deux colombes affrontées buvant au calice, entourées de la couronne d’épines, (thème ravennate largement diffusé), la porte de la chapelle Lions est signée Chéret. En revanche, seul un plan daté de 1893 conserve le souvenir de la tombe monumentale projetée par Émile Chabrand dix ans après son séjour en Inde, réplique audacieuse du Taj Mahal.

Les constructions funéraires de l’entre-deux-guerres se remarquent par l’abandon du programme de la chapelle et le retour au tombeau horizontal cantonné de pots à fleurs ou d’urnes voilées. Quelques beaux exemples, souvent reproduits à plusieurs exemplaires, utilisent la pierre marbrière locale, extraite des carrières de Serenne. Plus récente, la tombe de la famille Brun, dessinée par l’architecte Émile Aillaud (1902-1989), originaire de la vallée (Jausiers), perpétue la qualité de la commande funéraire en Ubaye.

Au Mexique comme dans la vallée, le type de la chapelle monumentale néo-gothique domine très largement les constructions funéraires des émigrants. Là-bas aussi, la production funéraire est confiée à des ateliers italiens : Auguste Bonfigli, Ponzanelli, Giogue Frigerio (Milan), Reynaldo Guagnelli (marmoleria italiana).

Une « mémoire commune »

L’histoire de l’émigration de la vallée de l’Ubaye au Mexique, émigration définitivement tarie en 1960, continue d’alimenter la mémoire collective entretenue par les allers et retours de quelques familles. Les villas construites entre 1870 et 1930, « les importations visibles » (Pierre Ébrard), témoignent aujourd’hui comme hier de la réussite sociale et économique de leurs commanditaires. Trois d’entre elles, la villa Bleue, la villa Costebelle et le château des Magnans sont aujourd’hui protégées, inscrites à l’Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques. Devant la qualité de cette architecture inattendue dans la vallée, une zone de protection du patrimoine architectural et urbain puis paysager (ZPPAUP) est très tôt engagée par la ville de Barcelonnette (1984). Elle n’aboutit pas mais les résultats de l’étude ont été intégrés dans le cahier des charges du nouveau plan d’occupation des sols établi en janvier 2000.

Transformée en musée en 1988, la Sapinière édifiée par Alexandre Reynaud, père du président du Conseil Paul Reynaud (1878-1966) abrite depuis 1993 un fonds d’archives d’architecture moderne (AAM) qui répertorie et conserve la mémoire de la construction des villas. Très largement consacré aux mouvements migratoires des habitants de la vallée de l’Ubaye, le nouveau musée entretient aussi des liens étroits avec les descendants résidant sur le territoire mexicain, mais aussi américain (Louisiane). Partie en 1992 au Mexique, à la rencontre de « nos Cousins d’Amérique », la photographe Jacqueline Colde a rapporté de nombreux portraits qui sont aujourd’hui conservés dans les collections du musée de la Vallée à Barcelonnette.

Les recherches sur l’histoire des pionniers du mouvement migratoire vers le Mexique ont connu ces dernières années un passionnant rebondissement avec l’arrivée dans la vallée de Séola Edwards-Arnaud, descendante à la sixième génération de Jacques Arnaud. En octobre 1995, le site de Jausiers, berceau de la famille Arnaud, renouait avec l’histoire des trois frères Arnaud et se jumelait avec Arnaudville, la ville que Jacques Arnaud avait fondée en Louisiane, au nord-est de La Fayette. Un nouveau regard sur l’émigration était en train de naître, porté avec la même ardeur de l’autre côté de l’Atlantique.

Aujourd’hui, chercheurs, conservateurs, universitaires français et mexicains se penchent ensemble sur l’histoire de l’émigration française au Mexique. Un grand projet de recherche et d’enseignement intitulé « Le Mexique et la France : mémoire d’une sensibilité commune, XIXe et XXe siècle », coordonné par le professeur Xavier Perez-Siller, Universidad Autonoma de Puebla, travaille à une meilleure connaissance des liens historiques qui unissent la France et le Mexique et initie un important travail sur la mémoire de l’émigration.

Pour que « la memoria no sea solamente un recurso de la nostalgia, sino tambien un estimulo para una continua renovacion » (pour que la mémoire ne soit pas seulement un support de la nostalgie mais aussi celui d’une stimulante progression), le professeur Bernardo Garcia-Diaz, (Universidad Veracruzana), a soutenu un projet muséographique ambitieux à l’intérieur même d’une fabrique de textile encore en activité, la fabrique emblématique de Santa-Rosa (aujourd’hui Ciudad Mendoza), fondée en 1899 par Alexandre Reynaud. Installé dans les anciens ateliers de la fabrique centenaire, le tout récent musée raconte l’histoire industrielle et sociale de la vallée d’Orizaba tout au long du XXe siècle.

Inauguré le 28 avril 2001 en présence d’un groupe de quarante habitants de Barcelonnette et de l’équipe du musée de la Vallée, partenaire du projet, el museo comunitario de Ciudad Mendoza, commémore, un siècle après, l’histoire commune à la vallée de l’Ubaye et au Mexique.

Bibliographie

  • CHABRAND, Émile. De Barcelonnette au Mexique. Paris : Plon, 1892.

  • GOUY, Patrice. Les pérégrinations des Barcelonnettes au Mexique. Grenoble : Éditions PUG, 1980.

  • GAMBOA OJEDA, Leticia. Los Barcelonnettes en la ciudad de Puebla : panorama de sus actividades economicas en el porfiriato. Dans Mexico-Francia, memoria de una sensibilidad comun. Siglos XIX XX. Benemérita Universidad Autonoma de Puebla, Colegio San Luis A. C CEMCA, 1988.

  • HOMPS, Hélène, BROUSSE, Jean-Louis. Les colosses de l'Ubaye ou 50 ans d'architecture funéraire monumentale en Ubaye. Barcelonnette : Association pour la protection de la Vallée de l'Ubaye, 1988.

  • HOMPS, Hélène. Les villas "mexicaines" de Barcelonnette et Jausiers. Dans Histoire de l'Art, 1990, n° 9-10.

  • Les Barcelonnettes au Mexique. Récits et témoignages. 2e éd. Gap : Éditions Sabença de la Valéia, 1994.

  • MUSSET, Danièle. Les habitants de l'Ubaye. Alpes de Lumière, 1994, 2e éd., n°115.

  • FORTOUL, Rémy. Ubaye, mémoire de mon pays. Alpes de Lumière, 1995.

  • GAMBOA OJEDA, Leticia. Un edificio Francès. Puebla : Instituto de Ciencias Sociales y Humanidades. BUAP, 1997.

  • GARCIA-DIAZ, Bernardo. Un pueblo fabril del porfiriato : Santa-Rosa. Mexico : Marco A. Arroyo Hernandez, 1997.

  • PROAL, Maurice, MARTIN-CHARPENEL, Pierre. Los Barcelonnettes en Mexico. Mexico : éditions Clio, 1998.

  • BERAUD-SUBERVILLE, Geneviève. Visite du centre historique de la ville de Mexico. Mexico, 2001.

Documents figurés

  • Portrait de Jacques Arnaud (1781-1828), initiateur du mouvement migratoire vers le Mexique. Dessin, 19e siècle. Collection particulière.

  • Portrait d’Émile Chabrand (1843-1893) en costume mexicain... Photographie, 19e siècle. Musée de la Vallée, Barcelonnette.siècle.

  • La Navarre, paquebot transatlantique à quai à Saint-Nazaire. (Bateau emprunté par les émigrants de Barcelonnette en route vers le Mexique.). Carte postale, 1904. Archives de l’Émigration. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Vue d'ensemble de l'usine textile de Rio Blanco, état de Véracruz au Mexique, fondée en 1892 par les "barcelonnettes". Photographie, fin 19e ou début 20e siècle. Archives de l’Émigration. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • L'intérieur du magasin Las Fabricas de Francia à Tampico (Mexique). Carte postale, 1905. Archives de l’Émigration. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Papier en-tête du grand magasin dit Al Puerto de Liverpool à Mexico, fondé par le "barcelonnette" Alphonse Michel, J.B. Ebrard et Cie, successeurs. Papier commercial, 1927. Archives de l’Émigration, Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Mexico, grand magasin dit Centro Mercantil (1896-1897, actuellement Grand Hôtel de la Ciudad de Mexico) : vue d'ensemble de la verrière de Jacques Gruber. Archives de l’Émigration. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Mexico, grand magasin dit Centro Mercantil (1896-1897, actuellement Grand Hôtel de la Ciudad de Mexico) : détail de la verrière de Jacques Gruber. Archives de l’Émigration. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Plan de Barchinona (Barcelonnette). Gravure, 1677 par Giovanni Tommaso. Dans : "Theatrum Sabaudiae", 1862. Réédité de 1693 à 1776.

  • Plan de Barcelonnette, état du parcellaire de 1833 à 1889, offert à la ville par François Arnaud, notaire. Dessin. 1889. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Les Alpes pittoresques. Barcelonnette. Avenue Porfirio-Diaz. Carte postale, 1911. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Musée dit musée Chabrand. Plans. Coupes. Élévations. Coquet, Adolphe (architecte). Bleu d'architecte. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Plan de la maison de M. Lions. (Élévation et coupe). Smith, J. (architecte à Manchester), Dessin, plume et encre, 1891., Musée de la Vallée, Barcelonnette.

    Musée de la Vallée, Barcelonnette
  • Plan de la maison de M. Lions. (Détail : élévation sud). Dessin, plume et encre, 1891. Smith, J. architecte à Manchester. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Maison dite villa des Lilas. Projet pour la façade nord. Dessin à la plume, avant 1900., Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Maison dite villa des Lilas. Projet pour la façade sud. Dessin à la plume, avant 1900. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Maison dite villa des Lilas. Projet pour la façade ouest. Dessin à la plume, avant 1900. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Maison dite villa les Mélèzes. Élévation sud. (Maison détruite en 1978). Bleu d'architecte, vers 1900., Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Maison dite villa les Mélèzes. Plans et élévation sud. (Maison détruite en 1978). Bleu d'architecte, vers 1900. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Maison dite villa James, dite château du Peyra. Maison de Mr. James. Élévation sud. Dessin, lavis, avant 1905. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Maison dite villa James, dite château du Peyra. Maison de Mr. James. Élévation nord. Dessin, lavis, avant 1905. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Villa de propriété de Mr. V. Garcin à Barcelonnette (Basses-Alpes). Façade latérale (sur l'entrée). Ramelli, B. (architecte à Lugano), Dessin à la plume, 1912., Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Villa de propriété de Mr. V. Garcin à Barcelonnette (Basses-Alpes). Façade principale. Ramelli, B. (architecte à Lugano). Dessin à la plume, 1912. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Projet d'aménagement d'une villa pour Mr. Jean à Barcelonnette. (Façade). Dangla, Ch. (architecte). Dessin, lavis, 1920. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Maison dite villa de la Fontaine ou villa Pinoncély. Le chantier de construction de la villa. Photographie, 1904., Collection particulière.

  • Projet de portail pour une villa avec piliers appareillés et vantaux en fer. Dessin, encre sur calque, 32 x 30 cm. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Projet de verrière pour une baie d'escalier. Dessin, 1er quart 20e siècle. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Projet de vitrail pour une baie d'escalier. Dessin, 4eme quart 19e siècle ? Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Projet de verrières pour une baie d'escalier. Reynaud (architecte), Dessin. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Projet de vitraux. Dessin, 4eme quart 19e siècle ? Musée de la Vallée, Barcelonnette.

  • Projet de carrelage mural pour un cabinet de bains. Dessin, 1ere moitié 20e siècle. Musée de la Vallée, Barcelonnette.

Documents multimédia

  • ALMENDROS, Danielle. D'exodes en exils. Mémoires d'un barcelonnette. Production France 3 Méditerranée, 1999. 1 vidéocassette, 26 minutes.

Annexes

  • Liste des commanditaires connus
Date d'enquête ; Date(s) de rédaction 2003