Contexte de l’étude
À l’été 2012, le service de l’Inventaire général a été sollicité par la commune de Moustier-Sainte-Marie pour établir une expertise patrimoniale sur le site de l’ancienne faïencerie de Marcel Provence. L’avant-veille du déplacement prévu sur place, la faïencerie a été nuitamment victime d’un acte de vandalisme : une peinture murale datant des années 1920 représentant une farandole de faïencières a été partiellement détruite au marteau-piqueur. Par la suite, le propriétaire du lieu, M. Mathieu, n’a pas souhaité que l’Inventaire maintienne son projet d’étude.
À l’automne 2013, le service de l’Inventaire a été sollicité une nouvelle fois. La faïencerie avait entre-temps changé de propriétaire. M. Christian Allègre, qui venait de l’acquérir, avait entamé un important programme de travaux et le service départemental de l’archéologie a alors souhaité une intervention du service de l’Inventaire général pour préciser et compléter les sondages qu’il envisageait de conduire sur place.
L’étude de terrain s’est déroulée en février 2014, alors que les travaux avaient déjà fortement transformé les lieux et qu’ils empêchaient dans une large mesure la restitution par prises de vue photographiques des volumes intérieurs.
Historique
Un moulin à papier existe probablement depuis au moins l’Epoque moderne à cet emplacement. Le cadastre établi en 1744 et mis à jour jusqu’en 1790 mentionne plusieurs moulins à papier au quartier de la Peyrotte (ou Peyrote), ruinés ou en activité. En 1785, le moulin à papier appartenant à André de Leglise, papetier, puis à son fils Jean-François correspond vraisemblablement à l’ancienne papeterie telle qu’elle sera figurée par le cadastre napoléonien sur les parcelles 692 et 694 de la section G. En effet, selon le cadastre de 1744, ce moulin à papier confronte à l’est une cave, au sud un pré, et au nord et à l’ouest la rivière (1). Des deux papeteries décrites en 1835, au moment de la levée du cadastre napoléonien, seule celle des parcelles 692 et 694 correspond à cette description dans ce faubourg. Une précision concernant la superficie de ce moulin renforce cette hypothèse,
« scavoir trant une cane et demy sol du bâtiment, compris l’engin dudit moulin comme annexé et dépendant d’icelluy suivant la déclaration du 9 juillet 1715 » (2).
Cette surface au sol d’environ 120 m² correspond approximativement à la surface au sol de la partie ancienne de la papeterie.
Au 19e siècle, les états de section et les matrices cadastrales du cadastre napoléonien permettent de suivre plus précisément leur évolution. En 1835, une importante succession de moulins et d’usines fonctionne grâce aux eaux dérivées du ravin Notre-Dame. La papeterie des parcelles 692 et 694 (zones B et C du plan-masse) appartient à cette date à Joseph Jacquony. Elle se situe, comme aujourd’hui, en rive gauche du ravin, juste avant que le canal de dérivation ne traverse le torrent sur le pont-aqueduc.
Cette papeterie est alors située immédiatement en aval de trois petites constructions (parcelles 695 à 697, zone A du plan-masse) dans lesquelles se trouve au moins un moulin à foulon. Peu de temps plus tard, un nouveau moulin (à vernis) est aménagé (3) dans le plus septentrional de ces bâtiments (parcelle 695). En amont de ces petits moulins se trouve un autre moulin à papier (parcelle 698), propriété d’Honoré Courbon, papetier à Moustiers (4). Ce moulin à papier est acheté en indivision en 1851 par Joseph Bondil et Elzéard Achard mais il est mentionné en 1851 comme ruiné (6) ce qui est encore confirmé deux ans plus tard. En 1867, les matrices indiquent que cette même parcelle fait l’objet d’une construction nouvelle et qu’elle appartient à Charles et Jean-Baptiste Turrel (7).
propriétaires | numéro de parcelle | nature de la propriété |
Joseph Jacquony, papetier | 692 | fabrique de papier, maison |
Louis Ferrat | 693 | bâtiment rural |
Joseph Jacquony, papetier | 693 | le dessus |
Joseph Jacquony, papetier | 694 | bâtiment et cour |
Louis Léon Berbegier et Joseph père Toussaint | 695 | bâtiment rural |
Jean Baptiste Hugues, foulonnier | 696 | foulon |
Honoré Courbon, papetier | 697 | bâtiment rural |
Honoré Courbon, papetier | 698 | fabrique de papier et maison |
Joseph André Fouque et François Sauveur Fouque | 699 | bâtiment rural |
Joseph André Fouque et François Sauveur Fouque | 700 | maison et fabrique de faïence |
Joseph André Fouque et François Sauveur Fouque | 701 | bâtiment rural |
Antoine Marie Bonaventure Isern | 701 | le dessus |
Antoine Thion et Joseph Thion | 702 | bâtiment rural |
Joseph André Fouque et François Sauveur Fouque | 702 | le dessus |
Joseph André Fouque et François Sauveur Fouque | 703 | bâtiment rural |
Antoine Marie Bonaventure Isern | 704 | maison |
Joseph André Fouque et François Sauveur Fouque | 704 | passage |
Antoine Marie Bonaventure Isern | 705 | écurie sous la pace |
Jusqu’au milieu du 19e siècle, le moulin à papier des parcelles 692 et 694 fait donc partie de la succession des nombreux lieux de production proto-industrielle utilisant l’énergie hydraulique de ce quartier de Moustiers. Pour autant, des dix-sept roues hydrauliques recensées sur le canal en 1860, bien peu étaient encore florissantes, et beaucoup étaient même ruinées.
« Il y a dix-sept usines sur le Grand-Canal de Notre-Dame. La moitié sont en ruine et ne fonctionnent plus. Celles qui marchent encore à part les moulins du Sieur Fournier et les usines des sieurs Agaud et Turrel n’ont qu’une très faible valeur » (9).
Ce moulin à papier est donc un des derniers à ne pas avoir périclité dans les premières années du 19e siècle. Au moins jusqu’en 1846, il est la propriété de Joseph Jacquony. Deux ans plus tard, il appartient à Antoine Turrel. En 1861, ce dernier détruit le petit foulon de la parcelle 696 (10).
À la fin des années 1850, une importante polémique éclate entre les différents exploitants du canal de dérivation du ravin Notre-Dame. Elle oppose principalement les propriétaires d’usines et les cultivateurs qui utilisaient les eaux du canal pour l’arrosage. Dans la première moitié du 19e siècle, la fermeture des différents moulins et usines du canal avait conduit à l’appropriation d’une grande partie des eaux du canal pour l’arrosage. Ce conflit aboutit à la rédaction d’un projet de nouveau règlement d’eau en date du 26 novembre 1860 et du 8 février 1861.
À cette date, le bâtiment actuel n’est pas encore construit, comme en atteste un plan de 1864 (11).
Il faut sans doute attendre 1875 pour voir la construction de ce bâtiment (zone D). C’est en effet cette année-là que, toujours selon les matrices cadastrales, Antoine Turrel fait procéder à une importante augmentation de la taille de sa propriété. Cette extension n’a de commun avec l’ancienne papeterie que les parties où se trouvait la roue hydraulique.
La papeterie devient la propriété de Charles et Jean-Baptiste Turrel en 1882 puis, à partir de 1892, du seul Jean-Baptiste Turrel.
Une série de photographies prises par Saint-Marcel Eysseric permet de dater d’environ 1890 l’agrandissement d’une travée vers le sud du nouveau bâtiment, ce qui se voit encore nettement dans sa composition actuelle.
De la famille Turrel, la papeterie passe vraisemblablement à la famille Achard dans les années 1890. En 1894 est constituée la société électrique Pelloquin et Achard frères. C’est probablement sous l’égide de cette société qu’est aménagée la centrale hydroélectrique dans les années 1890. En 1925, tous les ayants droits de la société vendent l’installation hydroélectrique et les héritiers d’Antony Achard vendent le bâtiment qui l’abrite à madame veuve Paul Mathieu (12). Il est possible que la turbine hydraulique encore en place aujourd’hui et la grande conduite forcée qui l’alimente aient été installées à ce moment-là. Les traces d’anciennes conduites forcées de plus petit diamètre pourraient confirmer la présence de turbines plus anciennes pour la production d’électricité.
À partir de 1926, le lieu est investi à l’invitation de Mme Mathieu par Marcel Provence qui le transforme en faïencerie. Il établit dans la fabrique l’Ecole de Clérissy chargée de former aux techniques de la faïence les jeunes de la commune et des environs. Avec l’accord des nouveaux propriétaires, il fait construire un four (zone F) et assure une production jusqu’en 1929. À cette date, la société qu’il avait créée, les faïenciers de Moustiers, est liquidée. Marcel Provence ferme définitivement la fabrique en 1937.
Les élévations des bâtiments de l’ancienne papeterie ont été détruites à la fin des années 1960 (13), seules étant conservées les parties en sous-sol, la porte d’entrée et la partie correspondant à la chambre hydraulique.
Restée dans la famille Mathieu jusqu’en 2012, la fabrique, qui a notamment hébergé dans le dernier quart du 20e siècle des associations liées à l’activité céramique, est alors transformée en chambres d’hôtes.
Description
L'usine est située en rive gauche du ravin de Notre-Dame, en contrebas du village. Elle utilise la force hydraulique d'un canal de dérivation du torrent qui prend sa source environ deux cents mètres en amont de l'usine. Cette usine est la dernière des nombreux moulins ou usines situés en rive gauche. Immédiatement à la sortie de la chambre hydraulique de l’usine, le canal traversait le torrent sur un pont-aqueduc pour alimenter les usines situées en aval sur la rive droite.
Au nord-est du site se trouvent les vestiges de l'ancienne papeterie (zones B et C). Il s’agit pour l’essentiel des sous-sols qui consistent en un enchevêtrement de pièces voûtées dans lesquelles se trouvaient des cuves et vraisemblablement des broyeurs. D’environ 120 m², ces espaces sont longés au nord par les traces de l’ancien canal d’amenée qui restent visibles alors même qu’une conduite forcée positionnée environ 2 m au sud de l’ancien canal est venue entièrement bouleverser ces dispositions. On y voit encore les vestiges de trois cuves ainsi que ce qui pourrait avoir été un broyeur ou une roue hydraulique verticale et un conduit de déversement formant trémie qui servait peut-être au déversement des tissus à broyer.
La totalité des parties en élévation de ces anciens bâtiments n'a pas été détruite. Il reste encore aujourd’hui un pan de mur dans lequel s’inscrit l’ancienne porte aménagée dans les années 1870 (photo) ainsi qu’une petite construction de trois étages qui abritait dans l'étage de soubassement l'ancienne chambre hydraulique. Cette chambre porte les traces de deux arrivées d’eau, ce qui indique soit que deux roues horizontales avait été installées, soit que le dispositif d’alimentation de l’unique roue horizontale avait été modifié au cours du temps. Une troisième ouverture a été pratiquée dans la voûte pour permettre la fuite des eaux ayant activé la turbine. Cette construction est aujourd’hui accolée à l’élévation nord du bâtiment principal.
Le bâtiment de 1875 (zone D) agrandi vers 1890 n’est pas exactement de plan rectangulaire. Son élévation nord est en effet beaucoup plus irrégulièrement implantée que les trois autres, du fait d’une part de la présence de l’ancienne draperie contre laquelle elle a été élevée, et surtout du fait de la configuration du sol qui a imposé un retour biais par rapport à l’élévation ouest. Son élévation sud n’est pas non plus parfaitement perpendiculaire aux murs gouttereaux.
Ce bâtiment comporte un étage de soubassement, un rez-de-chaussée surélevé et un étage de comble en surcroît. La partie ancienne compte six travées. Seul l’étage de comble a six ouvertures. À la suite de comblement de baies, le rez-de-chaussée surélevé n’en a aujourd'hui que quatre, et l’étage de soubassement, cinq. L’extension de 1890 n’a qu’une seule travée, mais cette dernière est beaucoup large que les précédentes. La façade ouest mesure aujourd’hui environ vingt-cinq mètre de longueur. Le pignon sud, à deux travées, est équipé d’un cadran solaire en partie haute.
La structure de ce bâtiment est largement métallique. En effet, si les murs sont bâtis en moellons de calcaire, les planchers sont eux constitués de voutains de briques et de poutres métalliques prenant appuis sur une ligne centrale de colonnes en fonte. Le toit est composé d’une charpente en bois à fermes et d’une couverture en tuiles creuses. À l’étage de soubassement, le mur oriental est largement recouvert d’une peinture murale réalisée par Simone Garnier à la fin des années 1920. Elle représente une farandole de femmes s’échappant du décor d’une assiette. Cette peinture murale a été partiellement détruite en 2012.
À cinq mètres à l’est de ce bâtiment se trouve le four bâti par Marcel Provence (F). Abrité dans un édicule surmonté des vestiges de la cheminée métallique, il conserve une grande partie des moules de cuisson utilisés dans les années 1920-1930.
Les vestiges d’un autre four sont également visibles au nord de la conduite forcée (E). Datant probablement de la seconde moitié du 19e siècle, il était déjà désaffecté au moment de l’activité céramique. Les photographies de Saint-Marcel Eysseric de la fin du 19e siècle le montrent surmonté d’une grande cheminée métallique.
La conduite forcée de 100 m de longueur et de 50 cm de diamètre traverse en droite ligne l’ancien moulin à foulon et longe les vestiges de la papeterie avant de bifurquer dans un double coude au droit de la turbine pour rejoindre l’ancienne chambre hydraulique. Métallique, elle est renforcée d’une enveloppe en ciment qui est percée par endroits.
(1) Le lieu-dit la Peyrotte est bien ce quartier d’après le cadastre de 1835.
(2) Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, E DEP 135/72-73, fol 280.
(3) Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, S456, Denis (ingénieur ordinaire des Ponts et Chaussées), Projet de règlement pour l’usine du sieur Carbonnel située sur une dérivation du ravin de Notre-Dame (sur le canal des parroirds), Plan général, 4 mai 1864.
(4) Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, 3P386, fol 73.
(5) Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, 3P389, fol 370.
(6) Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, 3P389, Réductions.
(7) Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, 3P389, Augmentations.
(8) Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, 3P386, fol. 73-75.
(9) Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, S456, Horlin, Ponts et Chaussées, département des Basses-Alpes, Service hydraulique, Rapport de l’ingénieur ordinaire, 26 novembre 1860.
(10) Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, 3P389, Réductions.
(11) Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, S951, Denis (ingénieur ordinaire des Ponts et Chaussées), Projet de règlement pour l’usine du sieur Carbonnel située sur une dérivation du ravin de Notre-Dame (sur le canal des parroirds), Plan général, 4 mai 1864.
(12) Minutes notariales en mains privées, acte de vente du 25 juillet 1925 d’une turbine, d’une dynamo et des canalisations à Mme veuve Paul Mathieu par les membres de la famille Achard qui les possédaient en indivision.
(13) Comme en atteste une comparaison entre la photographie aérienne du centre de documentation photographique du 1er avril 1965 et celle de l’Ign du 17 août 1971.
Conservateur du Patrimoine au service régional de l'Inventaire général de Provence-Alpes-Côte d'Azur de 2004 à 2017.