1. Historique
Au début des années 1960, sept sociétés grassoises de parfumerie sont convaincues de la nécessité de moderniser certaines de leurs installations industrielles. Dune manière générale, l’infrastructure industrielle de la ville ne se renouvelle qu’avec lenteur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Comme l’indique le devis1, ces quelques entreprises n’ont à leur disposition, pour produire les calories indispensables à la distillation, que de vieilles chaudières peu performantes : « Ces calories, se présentent en général sous forme de vapeur haute pression, produites par des chaufferies individuelles propres à chaque usine. Cette formule, sans parler de l’état de vétusté de certaines installations, apporte tous les inconvénients […] ».
Au lieu de remplacer leur équipement de façon isolée, ces sociétés décident en 1962 la construction et l’exploitation en commun d’une centrale de production de vapeur. Cette installation évite la multiplicité des foyers industriels proches de la ville, centralise les livraisons de charbon, supprime « des cheminées crachant dans l’atmosphère de Grasse des fumées plus ou moins bien épurées » qui nuisent à l’esthétique urbaine. Elle permet enfin une production de vapeur plus économique.
Cet équipement, d’une capacité de 37 millions de calories selon André Bruyère, alimente neuf usines du même quartier :
- Usine Cauvi
- Usine Chiris
- Usine Roure-Bertrand
- Usine Bertrand Frères
- Usine Tombarel Frères
- Les deux usines Cavallier Frères
- Les deux usines Lautier Fils
Durant les années d’après-guerre, ce type d’initiatives collectives apparaît pour beaucoup comme l’un des moyens pour contrer une concurrence étrangère très pressante. Sans parler de « concentration industrielle », certains proposent par exemple la création d’un label commun à toutes les essences produites par le bassin grassois. Cette idée se heurte aux anciens réflexes et ne voit pas le jour.
L’intervention des Charbonnages de France
C’est à la suite de divers entretiens entre le groupe de sept industriels grassois et la société nationale des Charbonnages de France qu’émerge l’idée d’une chaufferie centrale à Grasse.
La compagnie minière propose même, pour s’assurer des commandes régulières et importantes, de concevoir et de financer cette installation. Il est convenu que le combustible utilisé provienne des houillères de Provence.
Les diverses parfumeries qui prennent part à ce projet forment une S.A.R.L. dénommée Société de production et de distribution de vapeur de Grasse, ou S.O.P.R.O.D.I.V.A.G., au capital de 10 000 francs. Son objet est l’administration de la chaufferie centrale. Adolphe Cauvi propriétaire de la parfumerie et du site Cauvi, où est installé le nouveau bâtiment, devient le gérant de la nouvelle société.
L’entreprise Laurent Bouillet, spécialisée dans l’installation de chauffages industriels et le transport de fluides est choisie pour assurer la mise en œuvre de la chaufferie. Cette société anonyme au capital de 6 millions de francs, implantée à Nice, assure également les travaux de ferronnerie et de menuiserie métallique. C’est probablement elle qui engage André Bruyère pour la conception du bâtiment.
Le lieu et l’installation
Plusieurs raisons expliquent le choix d’installer la chaufferie sur le site Cauvi : sa proximité avec la gare S.N.C.F., sa position centrale dans le quartier industriel Rastiny, un espace disponible et plat sur le terrain. Le ralentissement probable de l’activité de la société Cauvi peut aussi expliquer ce choix d’autant que ce nouveau bâtiment remplace l’atelier d’extraction par solvants volatils de l’usine, bâti vers 1925.
Au départ, la chaufferie est équipée de trois chaudières produisant chacune seize tonnes de vapeur par heure « sous une pression de 12 H.P.Z. » Les premiers besoins, estimés à 30 t/heure, sont garantis par deux chaudières de marque Babcock et Wilcox. La troisième chaudière, de marque Lardet, est installée pour assurer un secours ou une éventuelle augmentation des besoins en cas d’adjonction d’usines supplémentaires. Pour les mêmes raisons, on prévoit un espace libre pour l’installation d’une quatrième chaudière, également de marque Lardet.
L’évacuation des fumées, après passages successifs dans des dépoussiéreurs et des économiseurs, se fait « pour chaque chaudière, par l’intermédiaire d’une cheminée à tirage mécanique, avec déflecteur en tôle ayant une hauteur totale depuis le plan de pose de 13 mètres environ» vapeur produite est acheminée vers chaque établissement par des canalisations majoritairement enterrées et placées dans des caniveaux en maçonnerie :
« Toutes les dispositions ont été prises pour les travaux entraînés pour les passages sous routes ou voie d’accès, c'est-à-dire réfection des chaussées, trottoirs, etc… » avec un renforcement des dalles de couverture sous le passage des routes.2
Aujourd’hui encore des restes de ces canalisations subsistent. Il arrive fréquemment qu’elles soient remises au jour au hasard de travaux communaux ou privés.
En 1962, l’usine Chiris captait 1/3 de la vapeur émise et en 1965, la moitié.3
Problèmes de voisinage
Dès 1963, des riverains se plaignent des nuisances causées par la nouvelle installation. Le premier reproche concerne les fumées de combustion comme en témoigne cette note transmise au préfet de l’époque : « L’installation a été réalisée par les services techniques des Charbonnages de France. En dépit des assurances données par ces services le fonctionnement de cette Centrale s’est révélé défectueux. Le combustible utilisé provient des houillères de Provence ; il contient 4 à 5% de soufre. L’élimination du gaz sulfureux produit se fait mal. Les fumées, par ailleurs trop épaisses, en sont chargées […].
Tous les responsables, et au premier chef les ingénieurs des Charbonnages de France, recherchent activement une solution à ce problème. En attendant, un combustible sans soufre, (mais plus couteux) a été substitué au charbon des Houillères de Provence4 ». Une solution pérenne est trouvée à ce problème, sans faire cesser les critiques.
En 1964, le voisinage se plaint du bruit généré par les chaudières. Les services préfectoraux prennent vraisemblablement moins au sérieux cette demande. Ils prescrivent simplement de clôturer « convenablement le bâtiment par des parois pleines », ce qui semble déjà être le cas.
Par la suite, les questions liées aux fumées dégagées par les trois cheminées se posent à nouveau. Une expertise est commandée pour analyser le charbon. Les résultats révèlent cette fois un charbon d’excellente qualité. Mais, en 1968, dans un souci d’apaisement et au moment où la quatrième chaudière entre en activité, les responsables de S.O.P.R.O.D.I.V.A.G. prennent la décision radicale de construire la grande cheminée de 70 mètres. À cette époque, seul M. Février, architecte des bâtiments de France, émet des réserves sur l’opportunité de construire une telle cheminée qui « s’élèverait dans le rayon de 500 mètres autour du clocher de la cathédrale de Grasse ». Il exprime « le regret que la consultation de son Administration ne soit intervenue qu’en dernier lieu, alors que les autres services ont déjà donné un avis favorable5 ».
Quelques ajustements ont donc été nécessaires pour adapter et faire admettre cette installation au voisinage immédiat. Sans doute était-il inquiet de voir s’implanter à proximité une chaufferie aussi importante. Dans les années 1970, les divers contrôles effectués ne mentionnent plus de problèmes majeurs. Par ailleurs, aucun document ne signale l’ajout de sites supplémentaires à la chaufferie.
La fermeture
La chaufferie semble fermer au moment de l’arrêt de l’usine Cauvi vers 1986. À cette date les usines Chiris, Bertrand Frère, Cavallier Frères sont déjà désaffectées. Les usines Tombarel Frères et Lautier Fils ferment peu après. Alors que cette installation originale pouvait répondre aux nouvelles réalités économiques de l’après-guerre, les arrêts successifs de toutes les usines auxquelles était reliée la chaufferie a marqué les esprits. Cependant, comme le suggère cette brève présentation, l’histoire de cette chaufferie, active durant plus de 20 ans, se révèle moins anecdotique qu’il n’y paraît. Il semble surtout que l’impression d’une concomitance entre la mise en service de cette chaufferie et la fermeture des usines a été largement exagérée localement. De nos jours, les usines grassoises de parfumerie, toujours aussi nombreuses, sont implantées dans des zones mieux adaptées à l’activité de l’industrie. Elles disposent, depuis les années 1980, de chaudières individuelles qui fonctionnent au gaz.
2. Description
Le bâtiment conçu par André Bruyère pour accueillir ces quatre chaudières est un hangar mesurant environ 35 mètres de longueur, 17 mètres de largeur et 9 mètres en moyenne sous entrait. Il associe principalement le métal et, dans les fondations, le béton armé. Ces fondations s’enfoncent sur deux mètres et forment, semble-t-il, un niveau de sous-sol avec bassins de décantation.
La partie en élévation au-dessus du sol est intégralement soutenue par six imposantes poutrelles métalliques cintrées de manière à constituer une toiture à pan unique inclinée vers l’arrière. Elles sont ancrées en limite sud du bâtiment et régulièrement espacées – une poutrelle tous les six mètres. Ce dispositif en portique, qui permet de conserver un espace intérieur totalement libre, peut rappeler le principe constructif de Jean Prouvé dit « à béquille » appliqué à la construction des écoles d’urgence durant les années 1950. Il s’en distingue cependant puisque la toiture ne déborde pas les façades nord et sud. Dès l’origine, l’aménagement intérieur comprend un niveau intermédiaire d’une largeur d’environ 5,5 mètres sur une longueur de 17 mètres. Il occupe la totalité de la face latérale Est.
La façade principale de la chaufferie, au nord, a été conçue par Jean Prouvé selon son principe de mur-rideau. Elle constitue l’entrée du hangar. Il s’agit d’une grande façade en tôle ondulée, en aluminium selon le plan d’André Bruyère. Elle est montée sur six pilotis métalliques fixés à l’extrémité des six équerres évoquées plus haut.
Le rideau est constitué de six sections (ou travées) fixes conçues comme le battant d’une persienne. Ce dispositif, qualifié par André Bruyère « d’immense grille de ventilation », assure une aération permanente de la salle des chaudières. Chaque volet est séparé de l’autre par une travée rectangulaire plus étroite, formée de plusieurs panneaux carrés en verres, maintenus par un cadre en métal ou, sans doute, des raidisseurs de façades, système développé et employé par Jean Prouvé dès 1935. Ces baies assurent, pour leur part, un éclairage naturel du local. Les travées centrales sont interrompues par deux grandes portes métalliques coulissantes.
Les lamelles en tôle des volets forment comme des vagues. Ces ondulations esthétiques qui « du lieu commun font surgir l’œuvre d’art » (A. Bruyère), favorisent la fonction principale de cette façade en permettant à l’air de pénétrer plus facilement. En effet, cette forme souple écarte plus les lamelles qu’une disposition traditionnelle droite.
Les autres faces du bâtiment sont habillées de plaques de ciment-amiante fixées sur un quadrillage de barres métalliques formant nervure, elles-mêmes ancrées au sol et fixées aux six grandes poutrelles. La couverture est également en ciment-amiante. Une alternance régulière - aujourd’hui tronquée - de plaques translucides assurait un éclairage zénithal du hangar.
La chaufferie comprenait aussi des installations extérieures, notamment, à l’ouest, une dalle bétonnée permettant de stocker jusqu’à 450 tonnes de charbon. Celui-ci était « déversé dans une trémie extérieure par l’intermédiaire de deux chargeurs à godet »6.
Conservateur du Patrimoine au service régional de l'Inventaire général de Provence-Alpes-Côte d'Azur de 2004 à 2017.